MENDEL MANN

Mendel Mann (Plonsk, Pologne, 1916 – Paris 1975) est un écrivain de langue yiddish. Il débute avec des poèmes en 1938 à Varsovie. Réfugié en U.R.S.S. au début de la guerre en 1939, il est mobilisé dans l’Armée rouge, avec laquelle il entre à Berlin en 1945. Il s’installe en Israël en 1948 puis en France en 1961. Ses nombreux romans et nouvelles ont parfois pour sujet la vie des Juifs en Pologne avant 1939, mais principalement la Seconde Guerre mondiale et les premières années de l’État d’Israël. Sa Trilogie (Aux portes de Moscou, 1956 ; Sur la Vistule, 1958, et la Chute de Berlin, 1960) est son œuvre la plus marquante.

Transcription et traduction du discours prononcé le 24 février 1971 :

(Israel Miller)

Maintenant, je pense que nous devrions entendre une allocution  en yiddish. Le yiddish, qui est aussi un pont entre le passé et le présent, est encore considéré comme la langue maternelle de milliers de Juifs en Russie sociétique. J’ai l’honneur de vous présenter un écrivain juif du PEN Club International1, Mendel Mann.

(Mendel Mann)

Après réflexion, je suis venu au nom du PEN Club International pour exprimer à l’occasion de cette conférence mondiale pour les communautés juives, le souci profond des membres du PEN club pour le sort des Juifs en URSS. J’attire l’attention de cette importante assemblée au sujet des innombrables interventions du PEN club depuis des dizaines d’années. Nous sommes intervenus en faveur des écrivains yiddish et contre le bâillonnement de la civilisation juive, du yiddish et de l’hébreu en URSS.

Nous avons envoyé des mémorandum, des appels à des organisations internationales et en premier lieu au PEN club international afin de faire connaître, auteurs et créateurs de cette littérature, ce qui se passe là-bas. Nous avons également envoyé des déclarations de protestation au Kremlin.

Je me tiens devant cette assemblée internationale empreinte de respect tout en faisant notre examen de conscience. Je me demande si nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour aider à nos frères, ces prêtres de la parole juive alors que les ténèbres leur tombaient dessus,  celles  de l’annihilation, de l’assassinat de l’esprit d’une culture et de la lettre juive.

La tragédie des Juifs en URSS, le début de la discrimination de la culture n’a pas débuté avec les arrestations, les déportations, les exécutions – mises en place par Staline – des écrivains, artistes et acteurs les plus significatifs de la culture juive et des langues hébraïque et yiddish. Cela a commencé avec la création de la dictature. A l’époque de Lénine il existait déjà un plan pour éteindre chaque étincelle de vie juive. Cela a été fait systématiquement, progressivement et malgré les changements drastiques et la politique du Kremlin, il n’y a  eu aucune volonté d’améliorer  la situation ou de cesser les persécutions. Des centaines d’écoles ont été fermées.

On a prétendu que les parents eux-mêmes l’auraient exigé alors que le même jour, des écoles ont été fermées à Minsk, Homel, Bobrouisk, Kiev, Jitomir et dans des dizaines d’autres villes.
Depuis longtemps l’enseignement de l’hébreu était déjà interdit, coupant ainsi les Juifs de leurs racines nationales. Les centres culturels Juifs ont commencé à être transformés – dans des circonstances dramatiques – en centres culturels biélorusses, ukrainiens et russes. Environ 5000 bibliothèques juives, qui possédaient plus de dix millions de livres ont été supprimées, les livres en hébreu gisaient depuis longtemps dans les caves. Ces millions de livres ont été transportés dans des fabriques de papier pour être broyés.

Les instituts pédagogiques et les académies furent fermés, les éditions scientifiques et revues littéraires cessèrent de paraître. Des écrivains, acteurs culturels et professeurs juifs disparurent. Le pouvoir s’efforçait a toujours camoufler les arrestations et discriminations contre tel écrivain ou tel homme de théâtre, surtout après avoir envoyé à ses amis l’Ordre de Lénine ou la médaille du mérite. Il a toujours été question de donner l’impression, dans le monde, que le yiddish n’était pas interdit. Tout cela s’est déroulé la veille de la Seconde Guerre Mondiale. En 1941, avant que l’URSS ne tombe aux mains des Allemands, le processus de liquidation de la culture juive était déjà quasi terminé. Il restait des éditions réduites mais ce qui paraissait n’avait aucune valeur, aucun sens. Il n’y avait déjà plus de bibliothèque juive. Les écoles juives avaient été liquidées.

Avec l’assassinat de Salomon Mikhoels et la liquidation du Théâtre juif d’Etat à Moscou, la nuit est tombée sur toute la culture juive en URSS, s’en suivait des arrestations de Juifs en masse,  des déportations, des perquisitions où chaque livre en yiddish ou en hébreu, apparaissait comme alors  une preuve objective d’anti soviétisme. Même actuellement un livre en hébreu ou en yiddish a constitué un document judiciaire  lors du procès de Leningrad.

Les derniers livres et les derniers manuscrits ont été liquidés. Les documents juifs disparaissent même des archives nationales et des musées. Ces archives ont été soudainement brûlées. Jusqu’à présent, on ne peut pas exposer à Moscou ou à Leningrad une peinture réalisée par un Juif, même si c’est un artiste de renom. La seule représentation d’un Juif suffit à considérer une œuvre comme juive. Dans les caves des musées, à Moscou, Leningrad, Kharkov, Kiev et Minsk, des grandes œuvres de peintres juifs sont sous scellés. Des Sefer thora, Rouleau de la Bible et des objets rituels, des antiquités et chefs d’œuvre du peuple juif sont détruits.

Le plan d’un génocide culturel de trois millions de Juifs s’est incarné à travers l’assassinat et l’exécution de Mikhoels2, de Markish, de Bergelson, de Nister, d’Itsik Fefer3 et des dizaines et des dizaines d’autres écrivains juifs et des hommes de théâtre massacrés dans les caves du NKVD4. C’est leur talent et leur réputation qui a décidé de leur sort de victimes. C’est ce qu’ont dit les témoins de ces faits, des objectifs et des intentions de ceux qui ont mené ces gens à la mort. On le démontre avec un écrivain ambivalent comme Arn Vergelis5. Rédacteur en chef du Sovetish heymland6. Ce journal constituait un bon alibi : D’une part, démontrer que le pouvoir ne persécutait pas la littérature yiddish et d’autre part, était l’expression d’un demi-million de Juifs soviétiques. D’après les sources soviétiques, ils avaient déclaré le yiddish comme leur langue nationale, ce qui faisait preuve d’une grande d’abnégation. L’apparition de Vergelis confirme les intentions du Kremlin d’amputer le processus de création du yiddish, de l’étouffer en attribuant, à une personne de moindre qualité morale, une occupation où il symbolisait aux yeux de tous le yiddish en Union soviétique.

Des années plus tard, alors que les écoles juives ont fermé et que l’enseignement de l’alphabet hébraïque n’est plus, des écrivains yiddish continuent d’apparaître malgré tout. Cela fait 35 ans
qu’on a fermé les écoles et pourtant il y a des écrivains qui ont 23 ou 24 ans.  Ne s’agit-il pas d’un miracle, le miracle de Netser Israel, Israël éternel ? Le pauvre petit calendrier si mal polycopié que le rabbin de Moscou publie, est la preuve  de la manière dont on écrase et on traite la vie religieuse dans le pays. Trois millions de Juifs n’ont pas d’école pour que leurs enfants puissent apprendre le yiddish ou l’hébreu.

Les Tchétchènes et les Ingouches, un peuple d’un million de personnes, possèdent 469 écoles et 83 écoles professionnelles dans leur propre langue avec 10.000 enseignants. Il est utile de rappeler la collaboration des Tchétchènes et des Ingouches avec les Allemands lorsque l’armée nazie a conquis le Caucase. Le reste du peuple fut déporté et tous leurs droits retirés.

Si on doit comparer la masse des Juifs et celle des Volksdeutsche, on peut parler d’une tragédie. Les Volksdeutsche ont récupéré tous leurs droits nationaux. Tous les deux jours est publié un nouveau livre dans la République Allemande, en allemand, alors qu’aucun livre en yiddish ne verra le jour. Seuls quelques livres furent publiés en 10 ans. Il n’y a pas, en Union soviétique, un seul théâtre juif permanent et les comédiens juifs ont été forcés de jouer dans des langues étrangères. Les tsiganes, qui sont en tout et pour tout 130 000 en Union soviétique, ont leur théâtre fixe à Moscou.

Dans le même temps où la culture juive est étouffée, on voit apparaître simultanément à cette campagne d’extermination de l’alphabet hébraïque, une campagne anti-juive afin d’éliminer la moindre trace de culture juive de l’histoire de la Russie, de l’Union soviétique et de l’histoire en général, jusqu’à expurger le moindre éléments de vie juive de l’actuelle histoire de la Russie. A tel point, que les écoles enseignent les pogroms de l’époque du Tsar sans mentionner que ceux-ci visaient les Juifs. Même l’extermination des Juifs par les Nazis n’est plus évoquée.

J’ai analysé plus de 15 livres d’enseignement d’histoire des écoles soviétiques. On ne trouve plus  la moindre trace des Juifs ni dans l’histoire de l’Union soviétique et ni dans celles des peuples soviétiques. Tout y a été effacé. Le mot « juif » a été entièrement gommé. On rappelle aux élèves, les Babyloniens, les Égyptiens, les Grecs, on rappelle Rome, on rappelle la crèche de Jésus mais on ne fait aucune allusion au fait que les Juifs ont existé et ont joué un rôle dans l’Antiquité.

Je peux apporter des dizaines de preuves mais je sais qu’il est tard et que je ne peux pas prendre le temps de paroles de ceux qui doivent encore l’avoir. Je veux vous dire que nous sommes un peuple antique, notre alphabet est plus ancien que l’alphabet russe. Nous avons beaucoup souffert. Nous avons survécu aux royaumes d’Assyrie, aux pharaons d’Égypte, aux Césars romains, aux khalifes arabes, nous avons survécu au persécuteur Hitler et nous survivrons à ceux qui, à Moscou, veulent nous effacer de l’histoire mondiale.

Un écrivain qui écrit en yiddish, dans la langue qu’a aimé notre peuple pendant presque 1000 ans, une langue que plus de 10 millions de Juifs ont parlé, dans laquelle on a interprété la Thora, la Bible, appris la guemara7, cette langue qui a ouvert les profondeurs de la sagesse populaire  pour nous et nos enfants, la langue de grands éthiciens et poètes, une langue qui a été martyrisée plus qu’aucune autre langue. C’est la suite de la grande tragédie du temps d’Hitler. Nous sommes tous coupables de ce qui se passe avec le yiddish, tous les Juifs, les écrivains qui écrivent en anglais, en français, en allemand et en espagnol et particulièrement ceux qui écrivent en hébreu.
Le yiddish vous a enrichi et le yiddish vit en vous, même quand vous ne connaissez pas la langue.

Nous sommes préoccupés par les droits formels en Union soviétique pour l’enseignement du yiddish et de l’hébreu. Un de ceux jugés à Leningrad a écrit une lettre à Brejnev, dont je vous cite un passage: « vous avez le droit d’éduquer vos enfants pour qu’ils sachent qui a été Ivan Le Terrible et Pierre le Grand, je veux éduquer mes enfants pour qu’ils sachent qui a été le roi David et qui ont été nos prophètes. Est-ce que c’est un tel crime pour le pouvoir soviétique ? ». C’est ce yiddish que nous voulons et nous espérons que le peuple russe nous comprendra.

Les Juifs ont contribué à la culture russe en donnant leur sang pour la Russie durant la Seconde Guerre Mondiale, durant les guerres et la révolution. Ils ont contribué à l’économie et la science. Et cela ne peut être récompensé ni par la haine, ni par l’antisémitisme, ni en gommant chaque trait de notre existence. Nous méritons l’amitié, l’affection et l’aide pour les Juifs en Union soviétique. Nous croyons, malgré tout, que l’esprit de Pouchkine et Tolstoï seront plus forts que Ivan Gonta et Khmelnitski8.

Nous savons que l’Union soviétique est puissante. Sa flotte navigue partout, dans les mers et les océans. Son influence politique est grande. Elle a des valets partout dans tous ses partis.

Malgré la difficulté pour notre génération et l’insensibilité du monde, la protestation sera d’autant plus puissante. Le cri de centaines, de milliers et de millions de gens est plus fort qu’une arme nucléaire.
Que veulent les Juifs de l’Union soviétique ? Ils veulent avoir le droit de partir& du pays pour pouvoir monter en Israël, le droit de s’expatrier, le droit qu’on leur a donné durant le Moyen âge, celui d’errer. Tant qu’il existera le dernier témoin juif en Union soviétique, nous exigerons, au nom des droits nationaux, de révéler l’antisémitisme camouflé dans les mots et les écrits, le droit pour l’hébreu et le yiddish, le droit de rester juif de la manière dont les Juifs le souhaitent en Union soviétique.

Il y a six mois, Joseph Kerler9, un poète de Moscou encore là-bas et que je salue, a écrit dans un de ses poèmes: « Cette grande assemblée juive vous dit: nous sommes avec vous, chers frères, sur les marches du Temple, nous admirons votre fierté, votre héroïsme, votre résistance. » Ces vers le poète yiddish Kerler les a écrits.

Je veux terminer avec ce qu’a dit hier le grand rabbin Jacob Kaplan qui a rappelé la muraille de Jéricho, quand le shofar10 sonne il fera pour nous aussi, tomber les murailles de Jéricho et de l’injustice.

Merci à Dov Kerler, le fils de Joseph Kerler pour la traduction du poème

1 PEN International est une association d’écrivains internationale, fondée en 1921 par Catherine Amy Dawson Scott avec l’appui de John Galsworthy. Elle a pour but de « rassembler des écrivains de tous pays attachés aux valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible ».

2 Établie le 6 avril 1930 par le Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, elle était attribuée aux civils pour services exceptionnels rendus à l’État, aux travailleurs pour des réussites majeures dans leur activité, aux membres des forces armées pour services exemplaires …

3 Solomon Mikhoels né Shloyme Vovsi, est un acteur juif d’Union soviétique, directeur de théâtre yiddish et président du Comité antifasciste juif  né en Lettonie en 1890.  Mikhoels fait des études de droit à Saint-Pétersbourg, mais quitte l’école en 1918 pour rejoindre l’atelier de théâtre juif d’Alexander Granovsky, qui tentait de créer un théâtre national juif en Russie, s’exprimant en yiddish. en janvier 1948, il est assassiné à Minsk sur ordre personnel de Staline. Sa mort est déguisée en accident de voiture. Mikhoels reçoit des funérailles d’État. Peu de temps après sa mort, le Théâtre juif d’État qu’il dirigeait est fermé et les membres du Comité antifasciste juif sont arrêtés et tous, à l’exception de deux de ses membres, seront exécutés dans les purges survenant peu de temps avant la mort de Staline, lors de la « nuit des poètes assassinés ».

4 Le 12 août 1952, sur ordre de Lavrenti Pavlovitch Beria, d’importants poètes et écrivains yiddish tous membres du Comité juif antifasciste, sont fusillés dans la prison de la Loubianka. Parmi eux : Benjamin Zuskin, Boris Shimeliovich, David Bergelson, David Hofstein, Itzik Fefer, Leib Kvitko, Peretz Markish, Solomon Lozovsky. Tous étaient des communistes fidèles qui voulaient mettre l’héritage juif au service de l’idéologie communiste. Leurs morts ne seront révélées qu’en mars 1956 lors de la déstalinisation. En français : Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, il s’agit de la  police  officiellement chargée de combattre le crime et de maintenir l’ordre public mais en réalité un organe qui organisait la violence et des actes de terreur pour supprimer l’opposition politique et procéder à des éliminations physiques pour effectuer des assassinats et « des disparitions ».

5 En français : Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, il s’agit de la  police  officiellement chargée de combattre le crime et de maintenir l’ordre public mais en réalité un organe qui organisait la violence et des actes de terreur pour supprimer l’opposition politique et procéder à des éliminations physiques pour effectuer des assassinats et « des disparitions ».

6 Aron (Arn) VERGELIS (1918-1999), poète, romancier et éditeur yiddish soviétique. Après la guerre, retourné il a dirigé le programme radiophonique yiddish, a été secrétaire de la section yiddish de l’Union des écrivains et membre du comité de rédaction de l’almanach littéraire Heymland. En 1961, il est nommé rédacteur en chef du journal  yiddish Sovetish Heymland. Dans ce rôle, il voyage à l’Ouest en tant que propagandiste de la politique soviétique. Dans ses articles, il divisait l’ensemble de la littérature yiddish entre « progressiste » et « antisoviétique ».

7 SOVETISH HEYMLAND (« Patrie soviétique »), la seule revue littéraire yiddish de l’Union soviétique post-stalinienne, publiée en tant qu’organe de l’Union des écrivains soviétiques. Sovetish Heymland a fait son apparition en juillet-août 1961, à l’origine comme bimensuel et, à partir de janvier 1965, comme mensuel. Ce magazine était une réponse des autorités soviétiques aux demandes continues pour la plupart extérieures, inauguré à la fin de 1948, qui supprimait toutes les manifestations de la vie culturelle juive et qui avait conduit   à l’exécution d’importants écrivains yiddish en Union soviétique le 12 août 1952.

8 La guemara mot signifiant « étude » en araméen est un commentaire qui fait partie du Talmud, rédigé simultanément, au VIe siècle, en Galilée et en Mésopotamie.

9 Ivan Gonta, dirigeant des haidamak ukrainiens, Bogdan Khmelnitski organisa un soulèvement massif en 1648 contre la noblesse polonaise marqué par des massacres et pogroms de Polonais et surtout de Juifs. Il est à l’origine de la mort de plusieurs dizaines de milliers de Juifs. En Ukraine, il est un symbole de la résistance cosaque et un héros.

10 Josef Kerler poète et dissident (1918-2000) appartient à la génération des intellectuels yiddish dont la vie et l’œuvre s’articulent autour de deux périodes distinctes : une période soviétique et une période israélienne.

11 Le shofar est une corne de bélier utilisé dans le rituel juif depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.