POL MATHIL – LES PIRATES DE LENINGRAD

Pol Mathil est un journaliste polonais chassé de Pologne lors d’une purge antisémite organisée par le pouvoir communiste en 1969. Lui et sa famille vinrent s’installer en Belgique où il repris sa carrière de journaliste au journal Le Soir. L’article qui suit, reproduit avec l’autorisation de l’éditeur, a été initialement publié dans le quotidien le 28 juin 2010.

Le 15 juin 1970, il y a 40 ans, à 8 h 30, le haut-parleur du petit aérodrome de Smolnye, dans la région de Leningrad, annonce le départ d’un avion AN2 à destination de Priozërsk. Neuf personnes quittent la salle d’attente et se dirigent vers la piste d’envol : Eduard Kouznetsov, Mark Dymshits, sa femme, leurs deux filles et quelques autres passagers. « La salle d’attente était bondée de pilotes en tenue, racontera au Soir, des années plus tard, Kouznetsov, libre, en Israël. Tant de pilotes pour un si petit aérodrome. Ils savaient tout. Sur le tarmac nous avons été subitement cernés par les “pilotes” et des soldats. On nous a passé les menottes. Puis on nous a jetés dans des voitures et conduits dans les locaux du KGB à Leningrad. »

C’est ainsi que s’achève péniblement, avant même de commencer, la première tentative de détournement d’un avion (Dymshits était pilote) pour quitter l’URSS et atterrir en Suède, entreprise par un groupe de Juifs déterminés à briser le rideau de fer bâti par les autorités soviétiques devant les candidats à l’émigration en Israël. L’aventure, folle, sans précédent, utopique en URSS, a raté, mais a eu un grand écho en URSS et a lancé un grand SOS au monde.

Le combat des Juifs pour le droit d’émigrer, mené en général ensemble avec le mouvement pour les droits de l’homme, symbolisé par Andrei Sakharov, est évidemment antérieur aux événements de l’aéroport de Smolnye. La question de l’émigration des Juifs présentait pour l’URSS un immense problème, à la fois humain et politique. Pour le régime soviétique, la revendication par les Juifs (ou autres) du droit de s’en aller, équivalait à l’aveu d’une faillite idéologique flagrante. L’apparition du communisme était porteuse d’un espoir de suppression de toute trace de racisme et d’antisémitisme et s’était, de ce fait, assuré une large adhésion des Juifs. En réalité, ce fut une énorme mystification. Staline, paranoïaque, a liquidé la culture et l’élite juives (24 poètes et écrivains ont été fusillés le même jour, le 12 août 1924), préparé « le procès des blouses blanches » (des médecins accusés de vouloir empoisonner des dirigeants du Kremlin), planifié la déportation des Juifs des grandes villes… Sa mort a arrêté le pire, mais n’a pas arrêté les discriminations et les persécutions en tout genre. Et a renforcé la détermination d’émigrer.

C’est l’audace inconsciente des « pirates » qui fait connaître au monde à la fois le désespoir des Juifs en URSS et la nature du régime qui pour survivre doit emprisonner ses citoyens. Ses retombées passent à l’Ouest. Israël et les Juifs dans les pays démocratiques commencent à se mobiliser en faveur des droits d’émigration pour leurs frères embastillés en URSS et tentent, avec succès, de sensibiliser l’opinion mondiale.

Le procès des « pirates », dit « de Leningrad », change tout. Il commence le 15 décembre 1970 et se déroule dans une atmosphère terrible, accompagné d’une propagande particulièrement haineuse et de manifestations « spontanées » demandant la peine de mort pour les « traîtres ». Quand, le 24 décembre, veille de Noël, alors que les gens préparent la fête et ne pensent pas au sort de quelques Juifs à Leningrad, l’agence TASS annonce le verdict : Kouznetsov et Dymshits condamnés à mort, les autres à de longues peines de prison, le monde libre sursaute. Les protestations pleuvent, des Prix Nobel s’indignent, Sartre, Rubinstein, Jean-Louis Barrault, Yves Montand interviennent au Kremlin, Salvador Allende, le président marxiste du Chili, appelle à la clémence. Et Nixon convoque une réunion exceptionnelle avec des représentants des organisations juives. Même les communistes osent réagir. « Décision regrettable » disent L’Humanité et L’Unita. Et Santiago Carrillo, chef des communistes espagnols en exil, demande aux camarades soviétiques de gracier les condamnés.

L’Espagne précisément, celle de Franco, va jouer dans ce drame un rôle particulier et, dans un certain sens, déterminant. Sans vouloir et savoir, Franco va sauver les condamnés de Leningrad. Le 13 décembre 1970, quasi simultanément avec le procès de Leningrad, ont été jugés à Burgos 16 indépendantistes basques de l’ETA. Six accusés sont condamnés à la peine capitale et neuf autres doivent purger un total de 724 ans de prison. Mais sous une formidable pression internationale, Franco annoncera le 30 décembre le remplacement des sentences de mort par des peines d’emprisonnement de trente ans.

Le Kremlin est piégé. Brejnev ne pouvait pas être plus barbare que Franco : le 31 décembre 1970, on signifie à Kouznetsov et Dymshits la commutation de leurs peines en 15 ans de prison. Deux mois plus tard, en février 1971, s’ouvre à Bruxelles la première conférence mondiale des communautés juives pour le droit de l’émigration de leurs frères de l’URSS. La conférence lance le slogan : « Let my people go ! » Le sort des Juifs soviétiques est devenu une affaire de conscience universelle, un enjeu dans la guerre froide. Et une épreuve de force entre les USA et l’URSS. Car, la « clémence » du Kremlin n’ouvre pas les frontières ni n’arrête les persécutions. Le paroxysme arrive en 1972 quand le Kremlin décrète la rançon, une exorbitante « taxe sur les cerveaux ». Pour demander un passeport, le candidat à l’émigration doit rembourser les frais de ses études : une licence de l’université de Moscou vaut 12.000 roubles, un diplôme en médecine ou pharmacie, 8.000. Les beaux-arts sont, on ne sait pas pourquoi, les plus chers.

La riposte ne tarde pas. Le Congrès américain vote un amendement au terme duquel l’octroi à l’URSS de la « clause de la nation la plus favorisée », en fait un préalable à tout développement du commerce soviéto-américain, et dépend désormais de la levée d’obstacles à l’émigration.
La partie est jouée. Lentement les barrières commencent à se lever. Leonid Brejnev déclare, lors d’une réunion du Bureau politique : « Il faut faire quelque chose, ces sionistes nous ridiculisent. » Il ne pouvait plus ignorer l’opinion occidentale et a compris que la force seule n’est pas suffisante pour résoudre la question juive. Ni aucune autre grande épreuve de la guerre froide. La glasnost de Gorbatchev achève le processus. Aujourd’hui il y a plus d’un million de Juifs russes en Israël, ils ont leurs ministres, leurs journaux, leurs chaînes de radio et de TV, qui sont massivement lus et écoutés en… Russie. Ils circulent librement entre la Russie et Israël, certains disposent de deux passeports, font de bonnes affaires.

Un grand rêve s’est accompli. La dictature a crevé, le Mur est tombé, l’empire s’est écroulé. En petite partie grâce à un petit avion qui, il y a 40 ans, n’a pas décollé d’un petit aéroport dans la région de Leningrad.

Ce jour-là : Les pirates de Leningrad
©Rossel – Le Soir, Pol Mathil, 28 juin 2010
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