NEHEMIAH LEVANON – CODE NAME : NATIV

Le texte qui suit est extrait du livre de Nehemiah Levanon, Code Name : Nativ, about the history of the organization, paru en 1995. Il s’agit du chapitre consacré à la Conférence de Bruxelles, librement traduit de l’hébreu par Julie Grynberg.

La Conférence de Bruxelles

Pendant plusieurs années je me suis battu pour que voie le jour une conférence mondiale entièrement dédiée au sauvetage des Juifs d’URSS. J’avais déjà émis cette idée en 1968, mais les organisations juives mondiales y étaient farouchement opposées. De son côté, le Premier ministre de l’époque, Levi Eshkol, ne s’était pas montré très enthousiaste face à ce projet. Je n’ai pu obtenir le soutien de Golda qu’au cours du second semestre de l’année 1969.

Comme je l’ai déjà évoqué, l’été 1970 vit des vagues d’arrestations et une diminution du nombre de Juifs émigrer en Israël. Un climat d’inquiétude et d’angoisse s’installa alors aussi bien en Israël qu’en diaspora. Nous avons dès lors poussé les communautés juives d’Europe à s’organiser dans le cadre d’une « Conférence européenne des communautés juives pour les Juifs d’URSS ».

En Amérique du Sud et en Amérique centrale, des émissaires de l’opération Bar ont également été à l’initiative de la création d’une organisation chapeautant les institutions qui opéraient au sein des communautés juives. La « Conférence latino-américaine pour les Juifs d’URSS » a vu le jour dans ce cadre. Par ailleurs, les organisations européennes et sud-américaines se sont facilement laissé convaincre d’entamer une collaboration avec l’organisation américaine. En effet, il fallait faire preuve d’un certain pragmatisme pour qu’une conférence internationale puisse avoir lieu.

Par ailleurs, trois autres organisations juives se sont jointes au projet d’une conférence mondiale : le B’nai B’rith, le Congrès juif mondial et l’Organisation sioniste mondiale. En effet, ces institutions avaient bien compris que la Conférence risquait de se réunir sans elles. Nahum Goldmann se montra très pragmatique lorsqu’il prit la décision de ne pas s’opposer au projet ; il se contenta de faire savoir publiquement qu’à titre personnel il désapprouvait cette idée et que la création de cette Conférence ne pouvait qu’avoir des conséquences négatives.

Zvi Netster et les émissaires de Bar, eux, intervinrent activement afin que la Conférence voie le jour. Le quartier général de Bar à Tel-Aviv travailla sur l’aspect organisationnel de la première phase du projet. Les émissaires de Bar servirent, eux, de tête de pont aux présidents des Conférences nationales, et ce, jusqu’à la mise en place du secrétariat de la Conférence internationale. Moi, je m’occupais principalement des contacts et des consultations avec les responsables des grandes organisations. En réalité, je devais surtout trouver les sponsors, c’est-à-dire les « parrains » de la Conférence.

Nous avons fini par nous mettre d’accord ; les organisations nationales suivantes seraient à l’initiative de la Conférence de manière formelle : la Conférence nationale juive américaine pour les Juifs d’URSS, la Conférence des présidents des organisations juives, la Conférence européenne des communautés juives sur la situation des Juifs en URSS, la Conférence latino-américaine pour les Juifs d’URSS et le Conseil public israélien pour les Juifs d’URSS. La Conférence serait sponsorisée par les organisations internationales suivantes : le Conseil international du B’nai B’rith ; l’Organisation sioniste mondiale, l’Agence juive et le Congrès juif européen.

Personne ne s’opposa à ce que la Conférence internationale se réunisse en Europe. Nous nous sommes bien renseignés, et du point de vue technique et logistique, Bruxelles, la capitale belge, paraissait être le lieu le plus approprié.

En octobre 1970, plusieurs militants politiques européens discutèrent de la participation de Zvi Netser et des émissaires de Bar en Europe. C’est David Susskind, représentant des Juifs de Belgique au Conseil européen, qui prit en charge l’organisation pratique à Bruxelles. David Susskind, un diamantaire fortuné, très actif au sein de la communauté juive de Bruxelles, entretenait d’excellentes relations avec les parlementaires ainsi qu’avec les personnalités qui se trouvaient au sommet de l’État belge. Ce brillant homme d’affaires s’est rapidement révélé être un organisateur hors pair, « un militant politique avec une grandeur d’âme ». Profondément juif et sioniste, il s’est révélé être une personne dévouée et enthousiaste dans son engagement public. David Susskind, partisan de la gauche sioniste, reste pourtant une figure très appréciée de ses adversaires politiques. Avec l’aide de sa femme, David Susskind s’est occupé lui-même de toute l’organisation, de la réservation des salles et des hôtels, de tout ce qui concernait la communication. Il est même parvenu à convaincre les autorités d’accorder leur autorisation à la tenue de la Conférence à Bruxelles.

Les Soviétiques, avec l’appui de leurs missions diplomatiques et de fonctionnaires recrutés à cet effet, trouvèrent des moyens de pression visant à empêcher que cette Conférence « antisoviétique » ne se réunisse. Le gouvernement belge et les élus locaux furent informés que l’Union soviétique la considérerait comme un acte d’hostilité à leur égard, et qu’elle risquait de porter atteinte aux relations belgo-soviétiques, ce qui aurait des conséquences négatives sur leurs relations commerciales.

Le réseau Bar dirigeait le secrétariat de la Conférence, composé par les présidents des organisations communautaires. Les émissaires de Bar en Europe, aux USA et en Amérique latine mirent tout en œuvre pour garantir non seulement la participation des représentants des États, mais également celle des communautés représentées par leurs plus hauts dirigeants ainsi que celle de personnalités reconnues sur la scène internationale.

Nous avons mis tout en œuvre afin que Ben Gourion et les dirigeants des partis politiques israéliens soient présents à la cérémonie d’ouverture de la Conférence. Nous nous attendions non seulement à la venue des dirigeants du Conseil public israélien, mais également des personnalités publiques de tous les bords de la société. J’ai eu de longs entretiens avec plusieurs Israéliens qui devaient participer à la Conférence. J’ai également eu une conversation très importante avec Menahem Begin. J’ai réalisé à ce moment-là qu’il avait parfaitement compris ce qui m’empêchait de dormir la nuit. En effet, la Conférence ne serait pas un organe élu, alors qu’il s’agissait de montrer que les Juifs d’Israël et de la diaspora étaient solidaires à l’égard de la détresse endurée par les Juifs d’URSS. Il fallait que la Conférence prenne les décisions à l’unanimité. Il s’agissait de fixer les objectifs et les principes mêmes de la lutte. Begin promit qu’il interviendrait pour trouver un consensus.

J’étais également inquiet, car des militants qui venaient tout juste d’immigrer en Israël faisaient également partie de la délégation du Conseil public israélien. À la dernière minute, certains d’entre eux arrivèrent à Vienne alors qu’ils étaient en chemin pour Israël, et nous les avons emmenés à Bruxelles avec nous. J’ai également expliqué aux militants d’URSS que la Conférence ne serait un succès que si nous parvenions à un consensus et si tout le monde était d’accord sur la formulation des décisions prises par la Conférence. Si la Conférence se contentait de discuter de la formulation de tel ou tel point et qu’elle ne témoignait pas de l’unité du peuple sur la raison pour laquelle elle s’était réunie, notre mission ne serait pas remplie. Cette dissonance pourrait peut-être même nuire au projet pour lequel nous nous étions rassemblés.

Les représentants d’organisations issues de tous les mouvements présents au sein de la communauté juive devaient participer à la Conférence. Participeraient également des « militants de la lutte », ceux qui s’attaquaient à l’establishment juif au sein de leur communauté, et les militants les plus extrémistes parmi les olim1. Devaient non seulement participer à la Conférence ceux qui revendiquaient la garantie de la vie culturelle juive en URSS, mais également ceux pour qui le mode de vie selon la religion juive primait sur le reste. Tout le monde devait être représenté, aussi bien les extrémistes que les modérés, les religieux que les laïcs, les gens de droite que les gens de gauche. Quelques semaines avant l’ouverture de la Conférence, j’ai décidé que les efforts les plus importants à fournir devaient porter sur le rapprochement des différentes idées et des différentes conceptions. Il me semblait évident qu’il fallait que cette Conférence puisse mettre en avant la capacité du peuple à s’unir autour d’un seul thème : le sort des Juifs d’URSS.

Début janvier 1971, le secrétariat de la Conférence s’est réuni à Paris avec à sa tête Claude Kalman, l’un des dirigeants de la communauté juive de France. Des représentants des communautés française, anglaise, belge, américaine, sud-américaine ainsi que le représentant du Congrès juif mondial participèrent également à cette réunion. Joe Fuchs, émissaire de Bar à Paris avait été nommé responsable technique du secrétariat. Durant deux jours, le secrétariat discuta des détails de la Conférence qui devait se réunir la dernière semaine de février.

Le soir du 18 janvier, les médias annoncèrent que se réunirait une « Conférence mondiale de la communauté juive consacrée aux Juifs d’URSS ». Le communiqué indiquait notamment que « les autorités communautaires représentatives, des personnalités issues de tous les continents et des représentants des organisations juives internationales, et ce, dans une proportion jamais égalée depuis la Deuxième Guerre mondiale, seraient invités à y participer. La Conférence aurait pour objet de discuter de la situation de la communauté juive d’URSS ainsi que de mettre en lumière les profondes inquiétudes de la communauté juive mondiale pour le sort des Juifs d’URSS… » Le communiqué faisait également référence au procès de Leningrad et à l’incitation à l’antisémitisme des journaux soviétiques et exhortait la communauté internationale à intervenir pour garantir les droits de l’Homme des Juifs d’URSS, en tant que minorité nationale. Le communiqué précisait également que la Conférence se réunirait du 23 au 25 février à Bruxelles et que dès le 1er février le secrétariat de la Conférence serait déjà présent à Bruxelles. Il précisait enfin qu’environ 150 États du monde entier y seraient représentés.

Durant les dernières semaines précédant la Conférence, je me suis attelé à la préparation d’un projet de décision. Nous étions bien conscients que certaines voix au sein des groupes de militants d’olim et d’Israéliens allaient insister pour que nous revendiquions que la liberté d’émigration soit garantie, et ce, sans l’associer à la revendication des libertés culturelle et cultuelle. Ces olim militants ne défendaient rien de plus que le droit d’être rapatrié. Par ailleurs, je savais qu’il existait des cercles, principalement aux États-Unis, mais également en Europe, qui soutenaient certes la lutte pour la liberté de faire l’alya2, mais qui revendiquaient également que le mouvement juif en URSS puisse être relancé sur ce sujet. De plus en plus de militants Juifs américains préféraient que les décisions fassent référence au droit à émigrer librement, mais pas nécessairement en Israël.

Avec l’accord de Shaul, j’ai insisté pour que la décision fasse non seulement référence la liberté de faire l’alya, mais également à la condamnation de l’antisémitisme, des persécutions, de la discrimination. La décision devait également insister sur les libertés culturelle et cultuelle pour la minorité juive telle qu’elles étaient accordées aux autres minorités. Golda soutenait notre vision des choses. En effet, cette dernière prenait parfaitement la mesure de la complexité, de la diversité et des divisions profondes qui caractérisaient les relations entre les Juifs de la diaspora et les militants israéliens.

Avant mon départ pour l’Europe, j’ai reçu des nouvelles encourageantes du secrétariat de la Conférence. Au regard du nombre de chambres d’hôtel qui avaient été réservées, nous nous attendions à accueillir non pas 500, mais plus de 700 participants. Sur le chemin de l’aéroport, j’ai dit à Baba3 que j’avais le sentiment que je partais pour passer l’un des examens les plus importants de toute ma vie.

Zvi Netser qui était arrivé à Bruxelles avant moi avait fait le suivi de l’organisation dont s’était chargé David Susskind. Ce dernier avait vraiment travaillé très dur pour organiser la Conférence, pour définir un ordre du jour, pour attribuer les différents thèmes à des commissions et à des groupes de travail qui se réuniraient pendant la Conférence, et ce parallèlement aux sessions qui se dérouleraient en séance plénière. Zvi Netser, assisté de quelques dirigeants des grandes organisations communautaires qui étaient également arrivés à l’avance, mit en place les commissions et décida qui en prendrait la tête ; il détermina l’ordre des présentations et des principaux discours et choisit les orateurs. Zvi Netser fit très attention à ce que les « honneurs » soient bien répartis. Puisque nous nous attendions à la présence de nombreux présidents d’organisations et de dirigeants communautaires, ainsi que de personnalités de haut-rang, nous devions désigner un grand nombre de présidents pour les sessions qui se tiendraient en séance plénière afin qu’ils puissent alterner dans la direction des sessions.

Richard Cohen, le responsable des relations publiques du Congrès juif américain, fut chargé des relations publiques et fut nommé porte-parole de la Conférence. J’avais déjà fait sa connaissance lorsque je travaillais à Washington, et pendant des années il collabora avec tous les émissaires de Bar aux États-Unis. Nous considérions qu’il était un remarquable professionnel qui avait acquis au fil des années une grande expérience dans la publication de nos thèmes dans les médias américains. Comme Richard ne parlait pas hébreu, nous avons mis à son service des interprètes expérimentés, des secrétaires et des dactylos de langues différentes. Nous nous sommes assurés que les émissaires de Bar à Paris, Rome et en Amérique du Sud l’assistent dans ses communications avec les émissaires de langues française, italienne et espagnole.

Comme je l’ai déjà évoqué plus haut, je me suis concentré sur la préparation des sessions de la commission qui serait chargée de la rédaction des décisions que prendrait la Conférence. Cette commission avait été très bien composée et j’ai eu l’occasion de rencontrer personnellement presque tous ses membres. Pour la délégation israélienne, il s’agissait de Menahem Begin, Abe Harman (il était à cette époque le président de l’université hébraïque), et Zalman Abramov (député du parti libéral). Les membres de la commission reçurent une copie du projet afin qu’ils puissent l’examiner avant le début de la Conférence. Je m’en suis remis à Menahem Begin pour ce qui concernait l’exactitude de la formulation. Abe Harman vérifia la traduction anglaise et le député Abramov le texte en français.

Dans les jours qui ont précédé le début de la Conférence, nous avons non seulement été informés de la présence de Ben Gourion, mais également de celle de l’ambassadeur américain auprès de l’ONU et ancien juge à la Cour suprême Arthur Goldberg, de celle du prix Nobel de la Paix, le français René Cassin, de celle du britannique Lord Brent Janner, et enfin de celle d’une longue liste de personnalités européennes, américaines et latino-américaines importantes. Plus la date approchait, plus le nombre de participants augmentait. Nous avons fini par atteindre 760 participants. Parallèlement à cela, nous avons commencé à recevoir des télégrammes du monde entier. Les télégrammes les plus émouvants venaient d’URSS. Un télégramme est arrivé de Moscou, il était signé par les militants Meir Galfned, Karl Malkin, Yosef Kerler, Klebanov, Lev Freidin, etc. Nous avons également reçu un mot d’encouragement du couple Prozin d’Oriol, ils nous souhaitaient « succès et unité ! » Le jour de l’ouverture, nous avons reçu un appel téléphonique de la part du militant Vladimir Slapak. Celui-ci nous informa que trente Juifs de Moscou s’étaient rendus au bureau du parti communiste et avaient déposé une pétition avant le début de la Conférence du Parti. Selon lui, la délégation était restée une journée entière dans les bureaux du Parti et dans la soirée un fonctionnaire les avait informés qu’au mois de mars lorsque la Conférence se réunirait, ils recevraient une réponse par téléphone ou à la radio. Slapak nous a également annoncé qu’environ 200 Juifs d’URSS avaient envoyé une déclaration à la Conférence du Parti, qui devait se tenir fin mars et dans laquelle ils demandaient qu’aient le droit d’émigrer en Israël ceux qui le désiraient. La déclaration exprimait l’espoir que les autorités soviétiques cessent de persécuter et d’oppresser les Juifs qui désiraient émigrer en Israël. La majorité des signataires venaient de Moscou, mais d’autres venaient de Vilna, Kharkiv, Novossibirsk, Odessa, Rostov, de Kaunas et de Géorgie.

Il s’agissait là de bonnes nouvelles, malheureusement d’autres étaient moins encourageantes. David Susskind fut informé que jusqu’au dernier moment, les Soviétiques avaient fait pression sur le gouvernement belge pour qu’il interdise la Conférence. Paris nous a informés que le célèbre écrivain soviéto-juif Ilya Ehrenbourg était arrivé dans la capitale française pour une mission de hasbara4. Ehrenbourg, écrivain connu à l’Ouest, avait souvent travaillé pour le gouvernement soviétique et il avait été envoyé en Europe en tant qu’« émissaire de bonne volonté ». Grâce à sa sagesse et à la finesse de ses mots, il avait survécu à la période stalinienne. À l’époque où il s’était rendu à l’Ouest après la mort de Staline, il valait mieux éviter, lorsque l’on donnait des entretiens, d’être interrogé sur des sujets qui dérangeaient également les Juifs communistes. Lorsqu’il avait été interrogé sur les raisons pour lesquelles les voix des grands écrivains et poètes yiddishophones connus dans le monde entier ne se faisaient pas entendre, Ehrenbourg avait dû cacher que certains écrivains juifs avaient été tués à l’automne 1952. Et là à nouveau, cet Ilya Ehrenbourg était arrivé à Paris et s’exprimait sur la Conférence qui devait se réunir à Bruxelles. Il déclara premièrement qu’il s’agissait d’une opération antisoviétique et deuxièmement que cet événement allait être très préjudiciable aux Juifs soviétiques.

Une semaine avant l’ouverture de la Conférence, l’Association pour l’amitié belgo-soviétique organisa une conférence de presse, à laquelle participèrent trois invités juifs d’URSS : le général Yehudi Dragounski, le juriste Ziv et un écrivain du nom de Hoffman. Les Soviétiques « se servaient » de Dragounski pour montrer qu’un général juif faisait partie de l’armée soviétique, tandis que Ziv avait souvent profité de ses visites à l’Ouest (mais également en URSS) pour tenter de convaincre le monde que la situation des Juifs n’était pas si grave. Ces trois invités condamnèrent fermement la Conférence, tout en enjolivant la situation des Juifs et en condamnant Israël et les sionistes qui dénigraient l’URSS. Beaucoup de journalistes assistèrent à cette conférence de presse ; les médias belges y étaient représentés, mais également des médias du monde entier. Alors que les Soviétiques avaient eux-mêmes pris l’initiative d’organiser cette conférence de presse, ils nous rendirent service. En effet, à la suite des communiqués de presse qui soulignaient que l’URSS s’était efforcée de convaincre le gouvernement belge d’interdire la tenue de la Conférence à Bruxelles, elle en fut le sujet principal. Plusieurs journalistes écrivirent que « les Soviétiques avaient déjà garanti que la Conférence serait un succès ! »

Les Soviétiques ne se contentèrent pas de ces explications. Des centaines de lettres venant d’URSS commencèrent à arriver à l’adresse de la Conférence de Bruxelles, aux bureaux des journaux et à plusieurs autres adresses. Les autorités soviétiques « demandèrent » aux comités des synagogues de plusieurs villes, aux sages de la communauté des Juifs de Boukhara, aux simples citoyens Juifs, mais également à des personnalités de haut rang d’exprimer leur opposition à la Conférence de Bruxelles, de s’en désolidariser et de la condamner sans équivoque. Beaucoup témoignèrent également de la non-véracité des arguments selon lesquels les Juifs étaient oppressés et persécutés en URSS. Plus tard, nous avons appris que cet envoi de lettres organisé provenant de dizaines de villes dans toute l’URSS avait fait l’objet d’une grande publicité de la part des Soviétiques.

En URSS, les Soviétiques organisèrent également une conférence de presse et ils s’assurèrent que plusieurs « yordim »5 y assistent afin qu’ils décrivent leur souffrance en tant qu’immigrant et de quelle manière « la propagande sioniste les avait convaincus d’émigrer en Israël ». Les Soviétiques mirent rapidement fin à cette démarche lorsqu’ils réalisèrent que les Juifs accueillaient ces témoignages de « yordim » avec beaucoup de sarcasme ou de mépris. On avait retrouvé les Juifs qui connaissaient ces « témoins » et les rumeurs s’étaient propagées grâce au bouche-à-oreille. Le citoyen soviétique en général et plus particulièrement de confession juive n’avait plus la patience pour ces histoires de propagande à l’égard desquelles il faisait de toute façon preuve de beaucoup de scepticisme.

À Bruxelles, les Belges avaient pris des mesures très strictes pour garantir la sécurité de la Conférence. Des rumeurs nous sont parvenues à propos d’un plan qu’aurait l’« Organisation de solidarité des Belges avec la révolution palestinienne » visant à harceler les participants et même à la saboter. Le dispositif que David Susskind avait mis en place et l’accueil dans les hôtels se déroulèrent sans le moindre problème.

La cérémonie d’ouverture fut grandiose. Il n’y avait plus un seul siège de libre dans la grande salle et les participants de renommée internationale siégeaient à la table présidentielle. L’ambiance était très solennelle ; des discours assez brefs furent prononcés et des participants venant du monde entier lurent des mots d’encouragement. On lut également un message de la Première ministre israélienne, Golda Meir. Dernière étape, mais non des moindres, les représentants des Juifs d’URSS et des militants qui venaient d’émigrer en Israël prirent également la parole.

Le lendemain, la séance plénière débuta par une session au cours de laquelle l’historien Shmuel Ettinger, Moshe Decter et Emanuel Litvinoff ainsi que nos camarades des États-Unis, le soviétologue Bill Corey du B’nai B’rit et Maurice Friedberg de l’Université de l’Indiana firent des présentations. Au cours de ces sessions, on fit circuler des articles qui faisaient la description des procès et des persécutions. Ces articles avaient été écrits par Astrakhan, un journaliste du Manchester Guardian et par Michel Tatu du journal Le Monde.

Ce fut une journée incroyable. J’étais soulagé, la Conférence avait lieu ! J’ai jeté un coup d’œil dans la salle où se tenait la séance, quelle joie de voir tous ces participants ! Tous les âges étaient confondus, des jeunes et des moins jeunes issus de tous les milieux sociaux.

Je dois bien admettre que je n’avais pas la patience nécessaire pour assister aux discours de la séance plénière. J’ai décidé de quitter la séance ; je devais remplir ma mission de persuasion. Je n’étais pas seul pour accomplir cette tâche. En effet, mes collègues de la délégation israélienne et plusieurs dirigeants d’organisations juives en diaspora se sont montrés très convaincants auprès des différents émissaires. Nous avions besoin de la garantie que les décisions finales allaient être prises à l’unanimité. Pendant ce temps, la présidence de la Conférence et de cinq autres commissions fut désignée. Comme je l’ai déjà mentionné, je participais aux séances de la commission permanente, qui avait la charge de la rédaction des décisions.

La majorité des séances du deuxième jour de la Conférence se tenaient en commissions. Il fallait que les décisions soient prises dans l’après-midi en séance plénière et que la réunion de clôture se tienne dans la soirée. La journée avait bien commencé. La commission s’était mise d’accord sur la formulation des décisions pour qu’elles fassent référence à tous les sujets qui aux yeux de la majorité des participants de la Conférence constituaient le fond du problème : la liberté d’émigrer en Israël, la liberté de vivre sa culture juive et sa religion ainsi que la question de l’antisémitisme. Toutefois, nous nous sommes heurtés à un problème sur le sujet particulier de l’émigration en Israël. Certains olims et certains militants, soutenus principalement par les représentants du mouvement pour la liberté en Israël, exigeaient que la décision souligne le droit au rapatriement. Ils s’adressèrent à Begin, qui tenta également de me convaincre de la justesse de leurs propos. J’ai alors tenté de trouver une définition alternative qui puisse répondre à leur revendication. Comme Begin attachait beaucoup d’importance à la précision des définitions juridiques, il avait été assez simple de le convaincre qu’il fallait trouver une définition qui satisfasse tout le monde. La formulation fut dès lors la suivante : « le droit du retour dans la patrie historique ». J’ai pu argumenter face à Begin que « l’interprétation du rapatriement » impliquait de « pouvoir retourner dans le pays dans lequel sont nés ceux qui demandent d’y retourner et dont ils étaient les citoyens avant de le quitter ». Begin accepta avec plaisir la formulation que je lui avais proposée, car il y vit là une solution au problème qui risquait de compliquer le processus de décision. L’article qui traitait de l’alya fut adopté à l’unanimité. « Le droit des Juifs qui le souhaitent de retourner dans la patrie historique et la garantie que ce droit soit réalisé sans aucune limitation ».

Les articles qui concernaient le droit des Juifs de vivre selon leur héritage et la revendication que cesse la propagande de diffamation envers le peuple juif et le mouvement sioniste, responsable de l’antisémitisme furent également adoptés sans réserve.

La délégation israélienne et les délégations issues de la diaspora, qui représentaient les mouvements militants dans leur lutte pour les Juifs d’URSS, proposèrent de fixer un cadre afin de coordonner et donner une direction à la lutte civile et politique à l’Ouest. Pour les représentants des organisations internationales, c’est-à-dire l’Organisation sioniste mondiale, le Congrès juif mondial et le B’nai B’rith, les organisations devaient en discuter au préalable en interne. Le débat autour de ce thème fut très tendu avant que nous arrivions enfin à nous entendre. Nous avons décidé qu’entre les Conférences, les présidents de la Conférence de Bruxelles, qui formeraient un « présidium », se réuniraient pour discuter des circonstances et des développements qui devaient être débattus en urgence. Ce compromis nous permit de garantir qu’une autorité centrale soit en mesure de coordonner et de donner une direction à une lutte que menaient les organisations du monde entier.

Comme je l’ai déjà évoqué, je me suis senti soulagé et satisfait de la manière dont s’était déroulée la deuxième journée. La Conférence semblait être sur les rails, lorsqu’une nouvelle nous fit l’effet d’une « bombe ». Le rabbin Meir Kahane, le chef de la Ligue de défense juive, était en train de provoquer des émeutes à l’endroit où nous nous trouvions. Pendant plusieurs heures, nous avons craint que tous les efforts qu’avait nécessités la tenue de cette Conférence soient anéantis.

Le rabbin Kahane qui avait fondé en 1968 la Ligue de défense juive en URSS avait déjà un lourd « passé ». En effet, il avait fondé une organisation qui avait pour mission de recruter une force de défense juive à l’époque de la guerre du Vietnam. La Ligue préconisait le recours à la force face à tout acte de violence antisémite. La devise de la Ligue, « Plus jamais ça », jouait sur la sensibilité de nombreuses communautés juives pour tout ce qui avait trait au souvenir de la Shoah. Ce sont principalement les Juifs religieux qui soutenaient le rabbin Kahane et sa Ligue, car ils considéraient que l’establishment juif favorisait trop le compromis et que leur action n’était pas efficace. À un certain moment, alors que les Juifs américains étaient déjà totalement impliqués dans la lutte pour les Juifs d’URSS, la Ligue avait pris la décision de monter au créneau. Les « simples manifestations » ne convenaient pas à la personnalité de Meir Kahane et de sa Ligue. De plus, alors que l’establishment juif organisait des manifestations de masses très impressionnantes, ces manifestations ne convenaient pas à leur organisation, qui n’était pourtant qu’une petite organisation. D’ailleurs, Kahane tenta d’attaquer des bureaux que l’URSS avait installés à New York et peu de temps avant le début de la conférence, il fut arrêté pour avoir tenté de passer en force une barrière installée par la police à côté de la mission soviétique. Kahane avait alors été traduit en justice, mais il avait été libéré en attendant sa condamnation. Sa libération avait eu lieu le soir précédent le début de la conférence de Bruxelles. Il s’était dépêché de prendre un vol pour Bruxelles et il était arrivé au lieu de la Conférence le deuxième jour avant midi. Il était accompagné de son assistant américain et d’un nouvel immigrant israélien qui venait d’URSS, Dov Schperling. Lorsque le service de sécurité lui refusa le droit d’entrer dans la salle, il leur demanda d’informer la présidence qu’il désirait s’exprimer en séance plénière. Le président de séance estima que Kahane ne pouvait se présenter que s’il faisait partie de la délégation américaine. Le rabbin Hershel Schachter, le président de la Conférence estima que Kahane n’était pas membre de cette délégation et le service de sécurité lui demanda de quitter les lieux. Kahane fit savoir qu’il allait alors organiser une conférence de presse au cours de laquelle il pourrait s’exprimer. Lorsqu’il sortit, des policiers habillés en civil l’attendaient et lui demandèrent de les accompagner. Ce jour-là ou peut être le lendemain, Kahane fut expulsé de Belgique.

Lorsque l’assemblée eut vent de l’incident, on assista à une certaine agitation. De nombreux représentants, pour la plupart membres du mouvement pour la « liberté », protestèrent contre le fait que Kahane ne puisse pas s’exprimer. Des membres du Betar en uniforme entrèrent également dans la salle, mais les représentants du mouvement de la « liberté » leur demandèrent de quitter les lieux. Begin fit un discours enflammé. « Comment cela a-t-il pu se produire » , dit-il « que des Juifs dénoncent un Juif et le fassent expulser » ? Des voix s’élevèrent dans l’assemblée sous les huées de deux camps qui s’étaient formés très rapidement. Aryeh Eliav répondit alors à Begin. À ce moment-là, je suis sorti de la salle pour me placer derrière la scène ; j’étais inquiet pour la suite de la Conférence. Je me tenais près de la porte par laquelle sortit Begin après son discours. Ce dernier, qui avait déjà retrouvé son calme après avoir prononcé un tel discours, vit mon air inquiet et tenta de me prendre par les sentiments : « Nehamia » dit-il « ne te décourage pas ! Ce n’est qu’un incident qu’on oubliera avec le temps. Qui dans le futur se souviendra de ce moment désagréable ? L’histoire se souviendra d’une grande Conférence qui rassembla le peuple pour nos frères d’URSS. » Lorsque des années plus tard Begin devint Premier ministre et que je travaillais pour lui en tant que dirigeant de Nativ, je me suis souvenu de ses mots.

Le calme revint progressivement dans la salle. Il était temps de prendre les décisions et de passer à la cérémonie de clôture qui fut très émouvante ; Ben Gourion prononça le discours de clôture. Tout le monde était exalté.

Malgré le choc émotionnel qu’avait provoqué l’incident avec le rabbin Kahane parmi les participants, nous avions tous eu le sentiment que la Conférence avait rempli ses objectifs. Nous avions fixé le cadre des objectifs, des principes et des moyens à mettre en place pour mener la lutte à l’Ouest. Nous avions mis sur pieds une structure pour coordonner et donner la direction à la lutte que mèneraient les communautés et les organisations juives.

Quant au rabbin Kahane, son « aventure » avec les Juifs d’URSS n’a pas duré longtemps. Pendant deux ans environ, les hommes de Kahane ont de temps à autre mené des actions violentes : ils ont brisé les vitrines de la société Aeroflot, ils ont tiré sur le bâtiment de la représentation soviétique à New York. Cependant, Kahane n’a pas hésité à se vanter du fait que des dizaines d’actes d’intimidation avaient effrayé l’empire soviétique. Après sa condamnation et l’année qu’il passa en prison, il émigra en Israël et se désintéressa du sujet des Juifs d’URSS. Comme on le sait, en Israël il s’est investi dans d’autres activités.

1 Personnes ayant émigré en Israël en hébreu.

2 L’émigration en Israël en hébreu.

3 Son épouse.

4 Explication ou éclaircissement en hébreu. Il s’agit d’une opération de communication pour défendre le point de vue d’Israël.

5 Personnes ayant quitté Israël après y avoir émigré en hébreu, littéralement ceux qui « descendent » après être « montés » en Israël.