PAULINE PERETZ – L’ACTION DES ÉMISSAIRES NATIV AUX ÉTATS-UNIS

Pauline Peretz est historienne, maîtresse de conférences en histoire des États-Unis à l’Université Paris 8 et chercheuse à l’Institut d’Histoire du Temps Présent une unité de recherche du CNRS. Elle est également l’auteure du livre Let My People Go : The Transnational Politics of Soviet Jewish Emigration During the Cold War (Transaction Publishers) paru en 2015. En un mot, elle est l’une des chercheuses francophones les plus compétentes sur le sujet des Refuzniks. Pour le présent site, elle a autorisée la reproduction de son article paru en 2004 : À l’origine de Ia mobilisation américaine en faveur des Juifs soviétiques : l’action des émissaires de Nativ aux États-unis, 1958 – 19741  (© Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem).

À la fin 1952 fut créé dans le plus grand secret à Tel-Aviv un bureau portant le nom de code Nativ – « voie » en hébreu – également connu comme « Lishkat ha-Kesher » ou Bureau de liaison, une petite structure appelée à jouer un très grand rôle pour l’avenir d’Israël, et dont l’importance fut d’emblée signifiée par son rattachement direct au Premier ministre. Sa raison d’être était de renouer, dans l’ombre, le contact avec des Juifs soviétiques totalement coupés du mouvement sioniste depuis les années 1930 et soumis à des vagues successives de répression, dans l’espoir encore très utopique de provoquer leur aliya. La coïncidence de trois événements décisifs pour le jeune État hébreu conduisit à cette création. Le tarissement des sources d’immigration vers Israël à partir de 1951 éveilla l’intérêt pour ce gigantesque réservoir que représentaient les trois millions de Juifs vivant en URSS. Le sursaut antisémitisme soviétique dans les années précédant la mort de Staline imposait la mise en œuvre du principe de solidarité d’Israël à l’égard de la diaspora. Enfin, l’abandon de la politique de non-alignement par Jérusalem rendait possible l’expression d’une demande qui avait été tue jusqu’à présent, celle du respect du droit des Juifs soviétiques à émigrer conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Pour autant, l’État hébreu ne pouvait se permettre de sacrifier ses relations déjà fragiles avec Moscou au seul salut des Juifs soviétiques. Une voie secrète et parallèle fut donc imaginée pour concilier les intérêts d’Israël en tant qu’État – maintenir à tout prix ses relations avec la seconde puissance mondiale – et son dessein en tant que nation du peuple juif – venir en aide à la diaspora en danger et veiller à la poursuite de l’immigration.

À cette époque de création des services secrets israéliens à partir des organes clandestins de la période du mandat britannique, c’est à Shaul Avigur qu’est confiée la mise en œuvre de cette tâche infiniment sensible. Avec cette nouvelle mission, cet homme très secret poursuit l’activité qui fut la sienne à la tête de l’Aliya Bet, l’organisation chargée de l’immigration clandestine en Palestine. Dès 1952, en effet, l’objectif de Nativ est de « rassembler les exilés » soviétiques. Le choix des recrues crée un autre lien entre les deux organes. Avigur est déterminé à ne s’entourer que de sionistes proches de Mapaï2 et, de préférence, de kibboutzniks réputés pour leur idéalisme, leur expérience à l’étranger et leur goût du secret. Laïcs pour la plupart d’entre eux, les émissaires de Nativ doivent pourtant être familiers des traditions et de la religion juives. Avigur privilégie également les anciens olim3 arrivés d’Europe de l’Est ou des pays limitrophes de l’Union soviétique pour leur connaissance du yiddish, du russe et éventuellement d’autres langues slaves4. À la différence de leurs aînés, les émissaires de Nativ qui sont envoyés derrière le rideau de fer bénéficient du statut de diplomate qui leur garantit l’immunité et l’accès aux plus hautes sphères de l’État dans lequel ils effectuent leur mission. Le bureau de liaison s’est en effet fixé la respectabilité comme cadre d’action, et les principes qui sont appelés à le guider sont définis comme suit : le régime soviétique ne doit faire l’objet d’aucune attaque, l’action de Nativ doit rester étrangère à la logique de guerre froide et ses méthodes d’action doivent à tout prix éviter de mettre les Juifs soviétiques en danger. C’est conformément à ces principes que les émissaires de Nativ agissent en Union soviétique et dans les démocraties populaires jusqu’à ce que la rupture des relations diplomatiques en 1967 y rende impossible toute opération, même de nature clandestine. Jusque-là, sous couvert de leur fonction diplomatique, les hommes en poste à Moscou sont chargés de maintenir un lien constant mais secret avec les Juifs qu’ils rencontrent, de leur venir en aide et, surtout, de leur procurer des informations sur Israël et des objets de culte dans le but d’encourager leur attachement à l’État hébreu. La mission des émissaires travaillant dans les démocraties populaires est un peu plus ambitieuse ; l’émigration, à la condition d’être monnayée et de rester secrète, y est en effet tolérée. Mais la modicité des résultats à l’Est et l’improbabilité du succès, qui dans le meilleur des cas n’aurait lieu qu’à très long terme, incitent dès 1955 Avigur à élargir son champ d’action au reste du monde5.

L’idée est de lancer une campagne à l’Ouest – appelée Bar -, pour sensibiliser l’opinion publique internationale au sort des Juifs soviétiques et provoquer de l’extérieur ce qu’il semble impossible d’obtenir de l’intérieur. Encore une fois, ce choix stratégique s’inscrit dans une conjoncture internationale précise. À partir de 1955, l’État hébreu tire les conclusions du tournant pro-arabe du Kremlin : le prix de la critique de Moscou pour son non-respect du droit à émigrer n’apparaît plus aussi élevé. En outre, dans un contexte où la nouvelle équipe dirigeante soviétique de Khrouchtchev tente un rapprochement vers l’ouest, le lancement de cette opération se justifie par la sensibilité nouvelle des soviétiques à leur image dans les pays non-communistes. La critique à l’encontre de Moscou qui se fait jour dans toute l’Europe au lendemain de l’entrée des chars soviétiques à Budapest en 1956, ainsi que la mise en cause de l’Union soviétique stalinienne au XXe congrès du PCUS constituent des brèches dans lesquelles Nativ a l’ambition de s’engouffrer. Mais est maintenu l’impératif de non-inscription dans une logique de confrontation Est / Ouest, Israël refusant de courir le risque d’être tenu pour responsable d’un accroissement des tensions entre les deux blocs, même si tout est toujours fait pour dissimuler le rôle d’Israël en tant qu’instigateur et organisateur de la campagne6.

Encore profondément marquée par l’horreur de la Shoah, l’Europe apparaît aux hommes de Nativ comme la plus susceptible de venir en aide aux Juifs d’Union soviétique. Mais, soucieux d’un retentissement international, Nativ élargit son champ d’action à tous les grands pays, anciens ou nouveaux, d’immigration juive – Australie, Nouvelle Zélande, principaux pays d’Amérique latine, Canada et États-Unis. Dans chacun de ces pays, la mise en œuvre de Bar commence par l’envoi d’émissaires dans les ambassades israéliennes. Une partie d’entre eux répondent précisément aux critères définis par Avigur lors de ra première vague d’envoi – des sionistes de la vieille garde qui ont en général connu l’Union soviétique. Le reste des émissaires sont des représentants de la nouvelle élite israélienne ayant fait plus tardivement leur aliya. Chacun d’entre eux a pour mission de mettre œuvre un identique schéma d’intervention imaginé par le bureau de Tel-Aviv, même si une certaine souplesse autorise des innovations locales. Partout, les communautés juives sont appelées à être les principales alliées. Mais, parce qu’elles se montrent initialement réticentes à s’engager, Avigur et son second, Benyamin Eliav, décident que les milieux intellectuels et politiques seront les cibles prioritaires du Bureau de liaison. Ne pas mettre les communautés juives locales en première ligne du mouvement présente l’avantage de conserver plus longtemps le doute sur l’origine réelle de la campagne7. Il est déjà fort bien vu, de la part des hommes de Nativ, de ne pas limiter leur action aux seuls Juifs, mais la plus grande originalité de cette campagne est d’avoir recherché le soutien des milieux de gauche et d’avoir voulu gagner à leur cause non seulement des modérés, mais aussi, en Europe, des sympathisants communistes. Leur critique est en effet susceptible d’être la plus gênante pour l’Union soviétique et la plus crédible pour l’opinion publique. Ainsi l’État hébreu peut-il avancer masqué et éviter que le sort des Juifs soviétiques ne reste une question partisane ou religieuse.

Ce n’est véritablement qu’à partir de 1958 qu’Avigur se met à considérer les États-Unis comme le meilleur terrain d’action pour ses émissaires. si tant est qu’il est possible d’avoir une quelconque influence sur l’Union soviétique en cette période de guerre froide, Washington est la seule puissance capable de le faire. Les Etats-Unis présentent en outre l’avantage d’être dotés d’un système politique pluraliste et ouvert, sur lequel la communauté juive américaine – la plus nombreuse au monde, la plus influente, la plus soucieuse de se détacher du communisme et de faire oublier son inaction durant la guerre – est susceptible de peser. De 1958 à la fin des années 1980, le Bureau de liaison dépêche donc ses meilleurs hommes aux États-Unis, de fins connaisseurs des pays communistes et des maîtres en matière d’influence. Leur trajectoire idéologique et professionnelle révèle les attentes de Nativ quant à la nature de l’opération Bar aux États-Unis8.

Premier Israélien à être envoyé à New York par Nativ, Uri Ra’anan œuvre à partir de 1958 dans la plus grande improvisation et dans une très large indépendance vis-à-vis du bureau de Tel-Aviv, mais n’a pas encore le pouvoir de ceux qui lui succéderont. Né en Autriche et réfugié en Angleterre, il n’a aucune expérience directe de la réalité soviétique. Pourtant après ses études à Oxford, Ra’anan travaille pour la division internationale de la BBC, avant de devenir, une fois effectuée son aliya, éditeur de la section internationale du Jerusalem Post puis de Ha’aretz. C’est pour son expertise sur les pays communistes acquise dans le journalisme, mais aussi sans doute pour ses liens d’amitié avec Moshe Sharett qu’il est sélectionné pour mettre Bar en route aux États-Unis. La nature exacte de sa tâche est encore loin d’être définie ; il décide d’utiliser cette marge de manœuvre pour cultiver la presse, un milieu qu’il connaît bien, prendre les premiers contacts avec le monde littéraire et artistique, et recruter un petit nombre de Juifs américains pour planter les premiers jalons de la mobilisation dans la communauté juive organisée. L’action de Nativ aux États-Unis gagne en professionnalisme avec l’arrivée en 1960 de Benyamin Eliav, à propos duquel nous savons malheureusement bien peu. La nomination de cet ancien émissaire du Bureau de liaison à Moscou et en Amérique latine, qui est également une de ses principales têtes pensantes, symbolise la volonté, de la part du Bureau de Tel-Aviv, d’une sophistication croissante de l’action israélienne aux États-Unis. Consul général, Eliav n’a que peu de temps à consacrer aux Juifs soviétiques une fois les affaires courantes réglées. C’est pourtant avec lui que convaincre les milieux progressistes américains de faire pression sur le Kremlin pour en obtenir le respect des droits des Juifs s’impose comme l’objectif prioritaire de l’action israélienne aux États-Unis9. En 1961, les deux hommes quittent leur poste, le premier pour entrer dans la carrière diplomatique, le second pour poursuivre le même travail, mais à Londres.

Meir Rosenne leur succède immédiatement. Ce futur ambassadeur d’Israël à Paris, puis à Washington répond parfaitement à tous les critères définis par Shaul Avigur. Né en Roumanie en 1931, Rosenne est élevé dans une famille sioniste francophile, cultivée et très liée à la Palestine. En 1944, il fait son aliya avec le reste de sa famille et, quelques années plus tard, manifeste son attachement à sa nouvelle patrie en servant dans la Haganah10. Une fois l’État d’Israël créé, Rosenne se jure de se mettre à son service en devenant diplomate. Il fait l’apprentissage de ce métier à Paris, à l’Institut d’Études Politiques, où il noue des contacts qui lui seront très utiles lorsque, plus tard, il travaillera pour Nativ. Il reste sept ans à Paris, le temps nécessaire pour terminer son doctorat à la Sorbonne. À la veille de son retour pour Israël, Benyamin Eliav, séduit par cet homme attaché à la cause sioniste et bien introduit sur la scène intellectuelle et politique parisienne, lui demande de différer son entrée dans la carrière à laquelle il se destine pour se mettre au service de Nativ, un organe alors tout à fait négligeable et méprisé par le corps diplomatique. Séduit par cette entreprise visionnaire, Rosenne accepte d’organiser en France une campagne de sensibilisation au sort des Juifs soviétiques, avant d’être muté à New York où il concentre son action sur les Nations Unies et les relations avec les organisations juives américaines et canadiennes11.

Son mandat se superpose partiellement à celui de Nechemia Levanon qui arrive aux États-Unis en 1965, mais pour servir à Washington cette fois. C’est de cette époque que date la représentation bicéphale de Nativ aux États-Unis. Lorsqu’il établit ses quartiers dans la capitale américaine, Levanon a déjà beaucoup fait pour le Lishkat, non seulement en Union soviétique où il fut son premier émissaire, mais également au bureau de Tel-Aviv où il a activement participé à la conception de Bar. Cet homme est pour Avigur la recrue idéale. Né en 1915 en Lettonie d’un père membre d’un groupe juif clandestin, Levanon est très tôt exposé aux contraintes qui accompagnent l’exercice d’activités illégales. Il fait également plus d’une fois la preuve de son inébranlable sionisme. Remarqué très jeune pour ses talents d’organisateur, sa force de conviction et son humour, il est recruté par un des chefs lettons du « Netzah », mouvement de jeunesse sioniste à coloration socialiste, pour participer à la création d’une de ses branches en Estonie. plus tard, Levanon supervise la préparation des jeunes sionistes à l’aliya. En 1938, lui et ses « halutzim12 » abandonnent une Europe menacée par le nazisme pour la Palestine, où ils s’attellent à ra fondation d’un kibboutz. Durant toute cette entreprise, Levanon ne cesse de tenir le rôle de meneur, ce qui lui vaut d’être, une fois la guerre terminée, à nouveau sélectionné par le Netzah pour en être l’émissaire en Angleterre13. Lorsqu’en 1952 Shaul Avigur vient chercher Levanon, ce sont tous ces atouts qu’il souhaite voir mis au service des Juifs soviétiques : sa maîtrise de plusieurs langues, sa connaissance de ‘Union soviétique, son expérience de la clandestinité et, surtout, son talent de leader. En 1965, année où il s’installe à Washington, le nouvel émissaire est déjà un des piliers de Nativ. En 1970, à la mort de son fondateur, il en devient le directeur et c’est à ce titre qu’il revient à New York durant toute la décennie qui suit à chaque fois que des choix politiques décisifs doivent être faits.

Tandis que Levanon œuvre à Washington, un jeune diplomate arrive à New York pour assurer la relève de Meir Rosenne. Comme son prédécesseur, Yoram Dinstein a été convaincu par Eliav d’interrompre sa carrière au ministère des Affaires étrangères pour se mettre au service de Nativ. Juriste remarqué, aguerri aux subtilités du droit international et du droit américain après une année d’études à New York University et une participation semi-officielle à la délégation israélienne aux Nations unies, le sioniste convaincu qu’est Dinstein n’hésite pas à prendre le risque de sacrifier une carrière que certains lui prédisent fort rapide – Golda Meir elle-même a remarqué deux des rapports qu’il a envoyés de New York, l’un traitant des incohérences du discours israélien sur les réfugiés palestiniens aux Nations Unies, l’autre sur la nécessité de condamner l’Union soviétique pour sa violation des droits des Juifs dans les enceintes internationales. Très impressionné par Eliav, Dinstein accepte d’appliquer avec une grande fidélité les principes définis à Tel-Aviv. Il y gagne une réputation de dogmatisme qui nuit probablement à la réalisation du dessein qu’il s’est fixé, même si son travail est grandement facilité par l’aura dont se met à bénéficier l’État hébreu après la guerre des Six Jours14.

Yehoshua Pratt, le successeur de Dinstein, présente un profil assez similaire à celui de Levanon, même s’il n’en a ni l’envergure ni la stabilité psychologique. Né en 1915 à Varsovie, il appartient à la même génération et a été nourri par la même culture politique. Élevé dans une famille sioniste socialiste, il y est membre d’un mouvement qui prépare les jeunes à l’aliya. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il devient un des organisateurs d’un groupe qui s’est donné pour mission de faire sortir d’Union soviétique les Juifs vivant près de la frontière polonaise. Une fois l’action clandestine de ce groupe découverte, Pratt apprend dans les geôles soviétiques à résister à la torture. Aidé par un officier du KGB, il parvient à s’enfuir et à passer la frontière avec la Pologne, qu’il quitte très rapidement pour Israël. Il s’y engage dans l’armée, puis se lance dans des études de droit à l’Université, avant de travailler comme conseiller juridique pour l’Histadrouth15. Comme Rosenne et Dinstein avant lui, Pratt renonce à la carrière qu’il s’était choisie pour répondre à l’appel d’Avigur en lequel il voit son mentor. Il se distingue par des qualités fort précieuses : il connaît les méthodes du KGB, possède un niveau d’éducation élevé et, même s’il est athée, a une très bonne connaissance du Judaïsme. Pour toutes ces raisons, Avigur l’envoie à Moscou de 1959 à 1962, puis à Varsovie. Il travaille également au bureau central de Nativ avant d’être posté à New York en 1970 où son amabilité tranche sur l’intransigeance de Dinstein16.

Le cheminement qui a conduit le dernier émissaire de la période que nous avons retenue à travailler pour Nativ nous reste inconnu. Le fait qu’Yitzhack Rager soit né d’une mère russe a sûrement joué un rôle dans son recrutement, tout comme son expérience dans la presse. Jeune reporter pour le compte du bureau européen des services radiotélévisés israéliens, il est en effet remarqué par Avigur à l’occasion d’un voyage qu’il a fait en Union soviétique pour couvrir la visite du général de Gaulle et à l’occasion duquel il est entré en contact avec des Juifs soviétiques17. La tête pensante de Nativ l’envoie à Londres avant New York en 1973, où, doublé par Levanon, il ne joue qu’un rôle mineur dans un contexte politique international et américain ultrasensible qui requiert l’intervention du directeur du Bureau israélien lui-même.

Ces émissaires, retenus pour leur sionisme et leur force de conviction, ont pour tâche de mettre en œuvre aux États-Unis une stratégie imaginée par la direction de Nativ à Tel-Aviv. Comme dans les autres pays où le Bureau a déployé ses hommes, l’action israélienne a pour ambition de toucher successivement trois types de public : les intellectuels, les politiques et, enfin, les organisations juives, véritables cibles de Bar et qui, à ce titre, bénéficient de la plus grande attention des émissaires.

Une grande partie du travail de Ra’anan et d’Eliav consiste à approcher journalistes et intellectuels progressistes. Aux hommes de presse, ils livrent des renseignements sur I’URSS, une denrée très rare à l’époque, dans l’espoir de gagner leur confiance et de les inciter à publier des articles sur les Juifs soviétiques. Ils ont recours à moins de précaution à l’égard des seconds qu’il s’agit de sensibiliser à l’inhumanité du sort des Juifs et de convaincre de condamner publiquement Moscou pour ce traitement discriminatoire. Mais à New York, comme à Londres, Paris et Buenos-Aires, Nativ a également recours à un intellectuel juif chargé d’éveiller la sympathie de personnalités influentes de gauche à leur cause. Ra’anan et Eliav obtiennent l’assistance de Moshe Decter, homme de presse bien introduit dans les milieux progressistes et, fait décisif, anticommuniste. Fils d’un rabbin orthodoxe, il se rapproche, après des études au Jewish Theological Seminary et un doctorat en sciences sociales à la New School, du Parti socialiste et de « Americans for Democratic Action », tout en gravitant autour du Commentary d’Elliot Cohen à une époque où le magasine se caractérise encore par une opposition systématique à l’Union soviétique. Il est rédacteur en chef du New Leader, une revue à petit tirage associée à l’organisation de gauche anticommuniste « American Labour Conference on International Affairs », et possède à ce titre un solide réseau d’amitiés et de connaissances. Durant les deux premières années, Decter conserve son emploi et travaille de façon bénévole pour Eliav qui lui fournit les informations qui font la substance des notes qu’il transmet à ses amis journalistes ou universitaires, et qui inspirent ses articles sur les Juifs soviétiques, tel celui, très remarqué qu’il publie dans Foreign Affairs en janvier 1963. Entre-temps, la coopération avec les Israéliens s’est resserrée. En 1960, Decter crée avec l’aide d’Uri Ra’anan une couverture institutionnelle à son activité, le Jewish Minority Research. Pour rémunérer ses services, un montage financier est imaginé par Nativ – le payer directement aurait fait de Decter un agent israélien – : le président du Congrès juif mondial, Nahum Goldmann, accepte de donner 25 000 dollars annuels à l’American Jewish Congress qui les reverse au Jewish Minority Research qu’il a accueilli dans ses murs18.

En tant que directeur de cette organisation qui n’est rien d’autre qu’une enseigne, Moshe Decter enrôle durant les quinze années suivantes intellectuels et personnalités publiques pour en faire les porte-parole du mouvement d’aide aux Juifs soviétiques. Ses recrues – chercheurs, écrivains, juges à la Cour suprême, syndicalistes, leaders noirs et hommes de religion – sont des personnalités de très haut vol, souvent engagées dans d’autres combats – tel le mouvement des droits civiques ou le mouvement pacifique –, dont la respectabilité contribue à légitimer la cause des Juifs soviétiques. Autour de ces personnalités, il organise de nombreuses conférences qui dans le courant des années 1960 concourent à faire connaître le sort des Juifs d’URSS dans l’opinion publique américaine. Il est également à l’origine d’un échange épistolaire entre la veuve du Président Roosevelt, les juges à la Cour suprême William Douglas et Thurgood Marshall, ainsi que le théologien Rheinold Niebuhr, et Khrouchtchev sur le traitement des Juifs par le Kremlin, tout comme en Angleterre Nativ a initié la correspondance largement reprise par la presse entre Lord Bertrand Russell et le Secrétaire général du parti communiste. Jusqu’en 1975, même s’il demeure toujours craintif que son association avec Nativ soit découverte, Decter accepte de jouer ce rôle de plume et d’organisateur de l’ombre, secondé à partir de 1969 par William Korey, une autre recrue de Nativ, fondateur de l’Academic Committee on Soviet Jewry, une organisation qui, selon Levanon, doit accélérer la participation des universitaires à la campagne19. Mais dès la fin des années 1960, la mobilisation des intellectuels passe très largement au second plan20. Le réveil de l’activisme juif soviétique après la victoire israélienne dans la guerre des Six Jours et les procès organisés par le Kremlin servent la cause des Israéliens comme nulle autre action n’aurait pu le faire. Aucune conscience américaine, un tant soit peu politique, ne peut plus prétendre ignorer la discrimination dont souffrent les Juifs soviétiques et l’interdiction qui leur est faite de quitter leur pays. Il est donc temps pour le Lishkat de passer de la diffusion de l’information à l’action. Pour ce faire, les hommes politiques et les organisations juives sont les meilleurs alliés.

Par souci d’efficacité, la tâche est répartie, à partir de 1965, entre l’émissaire basé à Washington, la capitale politique, et celui travaillant à New York, centre de la vie juive américaine et siège des Nations Unies. Mais, jusqu’à l’arrivée de Levanon à Washington, c’est Meir Rosenne qui, depuis New York, crée les alliances politiques et démarche les hommes du Congrès, le levier sur lequel Nativ peut espérer avoir la plus grande influence. Il est en effet toujours plus aisé de se faire des amis parmi des élus responsables devant leurs électeurs que parmi des bureaucrates ou des diplomates de carrière, plus conservateurs et naturellement moins sensibles à la pression de l’opinion publique. Rosenne trouve des alliés, qui resteront fidèles jusqu’à la fin des années 1970, auprès des élus juifs – les sénateurs Abraham Ribicoff, démocrate du Connecticut, et Jacob Javits, républicain élu de l’État de New York, mais aussi les représentants démocrates de New York Seymour Halpern et Leonard Farbstein. Il sait également s’en faire parmi les élus comptant dans leur circonscription un important électorat juif, mais aussi parmi les amis fidèles d’Israël, tel le sénateur démocrate du Washington, Henry Jackson. Sensibilisés au sort des Juifs soviétiques par des informations de grande qualité produites par le bureau de Tel-Aviv, ces élus se laissent convaincre d’insérer des documents dans le Congressional Record21, d’exiger publiquement au Congrès le respect du droit des Juifs soviétiques à émigrer, et d’introduire, dès 1963, des résolutions condamnant l’antisémitisme soviétique, qui coïncident avec la fermeture de nouveaux lieux de culte juifs et l’interdiction de fabriquer le pain azyme. L’administration démocrate de Kennedy est également approchée par l’intermédiaire des meilleures recrues du Bureau israélien, Javits, Ribicoff, et Arthur Goldberg, juge à la Cour Suprême et ancien Secrétaire du travail, juif lui aussi. Malgré le refus signifié par le Département d’État d’intervenir dans les affaires intérieures de l’Union soviétique – il faut dire qu’au lendemain de la crise des missiles de Cuba, les Juifs soviétiques sont bien en mal d’attirer l’attention – l’intérêt de Kennedy fait naître un espoir qui reste sans suite après son assassinat22.

L’action politique de Nativ gagne en ampleur avec l’arrivée de Levanon à Washington, nommé numéro trois à l’ambassade. Il cultive les contacts déjà établis au Congrès par ses prédécesseurs et en crée de nouveaux parmi les hommes récemment élus, tel Robert Kennedy à New York qu’il aide à préparer son voyage en Union soviétique. La production législative traitant du sort des Juifs soviétiques se tarit cependant par rapport à la période précédente, parallèlement à l’apaisement de l’antisémitisme soviétique lié au renouvellement de l’équipe à la tête du Kremlin. Levanon concentre donc davantage son action sur l’administration et, plus précisément, sur le Département d’État où il obtient ses entrées grâce aux contacts de l’ambassadeur d’Israël, Abraham Harman. Il s’y présente comme l’expert israélien de l’Union soviétique, fort d’une expérience acquise derrière le rideau de fer – ce dont nul autre soviétologue ne peut alors se vanter – et de sa lecture quotidienne de la presse soviétique, qui font de lui un des hommes les mieux informés et un interlocuteur recherché par des diplomates américains toujours à l’affût de renseignements. Levanon rencontre régulièrement les hommes du Département d’État responsables du Bureau soviétique – Malcolm Toon, qui sera plus tard l’ambassadeur des États-Unis en Union soviétique, Helmut Sonnenfeldt23, appelé à devenir le principal conseiller de Henry Kissinger, ou encore Walter Stoessel, vice-secrétaire d’État adjoint pour l’Europe de l’Est –, mais aussi les hommes charges du renseignement sur l’Union soviétique24. Il leur livre des informations sur la situation intérieure que les Israéliens sont les seuls à détenir grâce à la source incomparable dont ils bénéficient en la personne des Juifs soviétiques débriefés à leur arrivée en Israël. Il est fort probable que cette transmission informelle de renseignements à l’initiative des Israéliens ait incité les Américains à fermer les yeux sur les activités des émissaires de Nativ aux États-Unis. Pour les Israéliens, cette collaboration permet de faire passer discrètement au Département d’État des informations relatives à 1a situation des Juifs soviétiques et ainsi de renforcer de l’intérieur l’effet de la mobilisation en leur faveur qui a lieu au Congrès et dans la société25. Les démarches de Levanon permettent de tenir l’Administration au courant de la violation des droits culturels et religieux dont souffrent les Juifs en Union soviétique et de l’interdiction qui leur est faite d’émigrer. Pour autant, ces informations n’incitent ni l’administration Johnson, par ailleurs très sensible à la cause, ni l’administration Nixon, qui l’est beaucoup moins, à faire le moindre geste pour leur venir en aide. Quelle que soit l’administration en p1ace, le sort des Juifs soviétiques reste jusqu’en 197l une question négligeable sur l’agenda des relations américano-soviétiques, qui compte des problèmes aussi brû1ants que la guerre du Vietnam, le règlement du conflit israélo-palestinien et, à partir de la fin des années 1960, une détente qui impose du point de vue de Nixon l’étouffement de tout ce qui peut donner matière à polémique avec l’Union soviétique. À toutes les demandes d’intervention en faveur des Juifs soviétiques, les administrations successives répondent par une fin de non-recevoir et se déchargent de toute action sur les organisations non gouvernementales. Ce n’est qu’à partir de 1972 que le travail politique des émissaires de Nativ très en amont commence à produire un effet sur 1a scène politique américaine. Si ce succès politique sur lequel nous reviendrons plus loin est possible, ce n’est que parce qu’entre-temps la communauté juive organisée s’est donné les moyens organisationnels de peser sur la politique étrangère américaine, mais non sans l’aide des émissaires israéliens basés à New York.

Assez paradoxalement, la mobilisation des organisations juives américaines n’est pas chose aisée pour Nativ. Certes, les années 1963-1964 voient naître de manière spontanée et indépendante des Israéliens des organisations grassroots26 qui se fixent pour objectif l’amélioration du sort des Juifs soviétiques – la Student Struggle for Soviet Jews à New York et le Cleveland Council on Soviet Anti-Semitism dans l’Ohio. Elles représentent pour Nativ une première étape vers la mobilisation effective de la communauté juive américaine. Four cette raison, Meir Rosenne et Nechemia Levanon décident de les encourager et tentent de débloquer des fonds américains susceptibles de les aider à conduire leurs activités, avant de s’opposer dès la fin des années 1960 à ce qu’ils jugent être leur radicalisme27. Mais, ce que les Israéliens souhaitent véritablement obtenir, c’est la mobilisation de l’establishment juif28 et des dirigeants communautaires les plus influents, qui doit à leurs yeux se traduire par la création d’une organisation entièrement consacrée à la question juive soviétique. Cette création symboliserait l’importance qu’accorde l’establishment à ce nouveau problème auquel est confronté le monde juif, et rendrait possible la participation des organisations non-sionistes et de celles qui ne sont pas membres des organisations-parapluies de l’establishment. Meir Rosenne et sa direction ont le plus grand mal à convaincre les organisations juives de s’unir autour de cette cause. Ils font en effet face à une véritable inertie et à des discussions interminables sur les prérogatives dont sera dotée cette nouvelle organisation dont certains, tout particulièrement la très influente Conference of Presidents of Major Jewish Organizations, pensent qu’elle viendra menacer l’étendue de leur pouvoir. Au-delà des craintes liées à l’apparition d’une nouvelle organisation dans un monde communautaire déjà profondément divisé, de réelles oppositions idéologiques, largement sous-estimées par les Israéliens, se font entendre. La plus radicale vient du Congrès juif mondial et de Nahum Goldman, son président, qui conteste le fait qu’une organisation juive américaine puisse avoir pour but l’émigration des Juifs soviétiques, un objectif auquel il oppose le maintien d’une vie juive en Union soviétique. La résistance est également le fait de nombreuses organisations qui refusent de se voir dicter leur conduite par les Israéliens. Aux yeux des dirigeants juifs américains, les relations entre Israël et les organisations juives américaines doivent continuer d’être régies par le Pacte Blaustein / Ben Gourion de 1950, dans lequel le Premier ministre israélien avait fini par renoncer à la prétention d’Israël à parler au nom de la diaspora, et par admettre le principe de la non interférence de l’État hébreu dans les affaires intérieures de la communauté juive américaine29. L’intervention des émissaires de Nativ, même si elle sait se faire discrète et, la plupart du temps, incitative, représente une grave violation de ce pacte.

Une conférence ad hoc, du nom d’American Jewish Conference on Soviet Jewry, finit par voir le jour en avril 1964, après maintes tractations israéliennes en coulisses. Mais cette conférence, dotée d’un budget ridiculement limité et d’une direction tournante partagée entre les différentes organisations-membres, ne peut être que de peu de poids. Outre cette faiblesse constitutive qui semble avoir été délibérément instituée pour faire taire les oppositions, Nativ a un autre motif de mécontentement à l’égard de cette toute jeune organisation : les émissaires israéliens ne parviennent pas à en convaincre la direction d’adopter comme but de campagne la réunion des familles qui doit conduire les Juifs soviétiques en Israël. Dans la déclaration constitutive de la Conférence, les dirigeants juifs américains ont en effet défini la défense des droits culturels et religieux comme l’objectif principal de leur mobilisation en dépit des recommandations de Nativ. Les Israéliens présentent pourtant le combat pour l’émigration comme une stratégie gagnante : elle n’implique, selon eux, aucune ingérence dans les affaires soviétiques et permet de traiter I’URSS comme n’importe quel autre pays dont on exigerait la reconnaissance du droit des Juifs à retourner dans leur « patrie d’origine ». Mais aux yeux des Israéliens, l’avantage de se battre pour l’émigration plutôt que pour le respect du droit des minorités est surtout de promettre à terme le succès de leur véritable dessein : provoquer l’aliya des Juifs soviétiques. Les organisations juives américaines défendent, elles, qu’il est plus aisé de faire céder les Soviétiques sur le respect de droits qu’ils reconnaissent à toutes les autres minorités plutôt que sur celui du droit à émigrer qui n’est alors reconnu à nul autre citoyen soviétique – ce qui serait revenu à exiger du Kremlin un régime dérogatoire pour les Juifs. Derrière cette belle construction théorique, il faut lire le refus des Juifs américains de courir le risque d’être taxés de double allégeance en faisant trop clairement le jeu d’Israël. Il faut lire également la priorité accordée à la survie du Judaïsme soviétique plutôt qu’à la réalisation de l’idéal sioniste. Cette résistance fondamentale aux émissaires israéliens se dissipe cependant dans l’euphorie de la guerre des Six Jours, qui fait disparaître, dans la communauté juive américaine, l’opposition au sionisme.

Pour le reste, Nativ réussit à faire accepter son point de vue et à imposer progressivement ses hommes et sa stratégie. Durant les premières années d’activité de l’AJCSJ, des personnalités étrangères au monde communautaire démarchées au début des années 1960 par le Bureau israélien trouvent des places d’honneur dans la direction de la nouvelle organisation. De nombreuses figures politiques recrutées par les émissaires israéliens ou par Moshe Decter apparaissent régulièrement aux manifestations coordonnées par la nouvelle organisation juive. Nativ incite également à une collaboration entre l’AJCSJ et les amis que les émissaires ont su se faire au Congrès, une collaboration qui doit conduire à la politisation de la cause des Juifs soviétiques. À aucun moment les émissaires du Lishkat n’ont donné d’instruction précise ; mais, assistant à chacune des réunions de l’AJCSJ et pouvant compter sur certains leaders communautaires acquis à leur cause – Jerry Goodman de l’American Jewish Committee, William Korey de B’nai B’rith, ou encore Phil Baum de l’American Jewish Congress –, ils veillent à transmettre les informations qui vont dans le sens des objectifs israéliens et à inciter les organisations juives à le suivre. Les émissaires et la direction de Nativ n’interviennent directement que dans les cas où de profondes divisions opposent les organisations américaines entre elles, notamment à propos de la nature des manifestations publiques, ou lorsque des événements internationaux majeurs – tels les procès de Leningrad30 ou, plus tard, l’imposition de la taxe sur l’éducation31 par les Soviétiques – nécessitent une réaction coordonnée d’Israël et des organisations juives. Le temps passant et l’aura d’Israël dans la communauté juive américaine croissant, l’intervention israélienne dans les affaires communautaires américaines est de mieux en mieux acceptée. Yoram Dinstein et Yehoshua Pratt en profitent pour obtenir, en 1971, la transformation de l’AJCSJ en une conférence permanente, la National Conference on Soviet Jewry (NCSJ), dotée d’un budget conséquent et d’un personnel permanent à la tête duquel les Israéliens placent un ami fidèle, Jerry Goodman32. Le slogan adopté par la NCSJ, « Let my people go ! », référence évidente au livre de l’Exode, ne laisse subsister aucun doute sur les buts de mobilisation de cette nouvelle organisation. Un autre objet de satisfaction pour Nativ est le rôle décisif joué par la NCSJ lors de la Conférence internationale sur les Juifs soviétiques qui se tient à Bruxelles en 1971, organisée par les Israéliens en collaboration avec de nombreuses organisations juives mondiales, à l’occasion de laquelle la dimension sioniste du mouvement apparaît évidente. Les Israéliens semblent avoir enfin atteint le but qu’ils s’étaient fixé à l’égard de la communauté juive américaine.

L’action des émissaires de Nativ aux États-Unis a contribué sans aucun doute à mettre la question juive soviétique sur l’agenda de la politique étrangère américaine, même si le rôle croissant des organisations grassroots dont l’influence s’est considérablement accrue depuis 1964 ne doit pas être négligé. Les Israéliens ont concouru à la naissance puis à la popularisation de cette cause dans la presse, les milieux politiques progressistes et la communauté juive américaine organisée, avant même que les dissidents soviétiques ne se mettent à faire parler d’eux aux États-Unis. Mais à partir de 1972, ayant édifié les bases nécessaires au succès de la mise sur agenda, les émissaires israéliens se mettent temporairement en retrait pour laisser la première place aux Américains – hommes du Congrès et leaders communautaires. Ceux-ci deviennent les principaux acteurs du mouvement d’aide aux Juifs soviétiques au moment où Moscou semble avoir compris qu’entrouvrir ses frontières pouvait être payant pour ses relations avec Washington, et où se succèdent des événements particulièrement favorables à une politisation maximale de cette cause – le premier sommet Nixon-Brejnev qui se tient à Moscou en mai 1972, l’imposition par le Kremlin, encore inexpliquée aujourd’hui, d’une taxe sur l’éducation qui touche de plein fouet les Juifs en août, et l’approche des élections présidentielles américaines en novembre suivant. Dans cette deuxième phase, véritablement politique, les Israéliens n’interviennent plus que pour seconder les organisations juives américaines de l’establishment dans le nouveau rôle qui les attend, et pour lever leurs doutes et leurs hésitations.

Depuis les procès de Leningrad, celles-ci, tout comme les organisations grassroots, ont multiplié leur sollicitation d’une intervention en faveur des Juifs soviétiques à tous les niveaux possibles de responsabilité politique – municipal, étatique, parlementaire et exécutif. Grâce à l’aide de leurs alliés de longue date, elles ont réussi à faire suffisamment de bruit pour que le sort des Juifs soviétiques soit systématiquement mentionné lorsque les relations américano-soviétiques sont évoquées, et pour que la Maison blanche envisage enfin de soulever la question avec ses interlocuteurs du Kremlin. Des résolutions ont également été introduites dans les deux chambres pour faire pression sur Moscou, sans qu’aucune d’elles n’ait été adoptée cependant. A la fin septembre, une grande chance se présente pour le mouvement : Henry Jackson, féroce opposant à la détente de Kissinger et Nixon, décide, sur proposition de son assistant parlementaire, Richard Perle, de faire de la cause des Juifs soviétiques son cheval de bataille en introduisant un amendement à une loi de commerce, liant l’octroi d’avantages économiques à toute économie centralisée – clause de la nation la plus favorisée et crédits à taux privilégiés –, à son respect du droit des minorités à émigrer. Même si Levanon s’est vanté d’avoir converti Perle au sionisme33, Nativ ne joue absolument aucun rôle dans la conception de cet amendement ; c’est plutôt du côté des organisations de la base qu’il faudrait chercher son origine. En revanche, Levanon, en tant que directeur du Lishkat, intervient personnellement pour convaincre les quelques leaders juifs proches de Nixon hésitants de soutenir l’initiative législative de Jackson. A partir d’octobre 1972, et cela jusqu’à l’adoption de l’amendement en décembre 1974, les organisations juives de l’establishment et celles de la base agissent de leur propre gré comme de véritables lobbies, soumettant à Jackson et son équipe toutes les informations relatives à la situation des Juifs soviétiques dont ils peuvent avoir besoin, jouant le rôle d’intermédiaires entre les activistes soviétiques et le Congrès, convainquant par quelques interventions bien orchestrées les élus dont le vote est le plus décisif, et coordonnant des envois massifs de lettres aux élus lorsque le texte est soumis au vote des deux chambres.

Pour autant, l’amendement Jackson-Vanik ne doit pas uniquement son succès à la mobilisation des organisations juives américaines. D’abord parce qu’il bénéficie du soutien d’une très large coalition bipartisane alliant défenseurs des droits de l’homme, anti-communistes, opposants à la détente, et protectionnistes hostiles au commerce avec l’Union soviétique. Ensuite parce que la mobilisation de l’establishment n’est pas exempte d’hésitations largement médiatisées. A trois reprises durant l’année 1973, les leaders les plus proches de l’exécutif subissent la pression de Nixon qui essaie d’obtenir d’eux qu’ils retirent leur soutien à l’amendement. Ils sont alors pris en étau entre leur reconnaissance pour sa politique d’aide à Israël – le Président a rejeté le Plan Rogers34 et débloqué une aide financière et militaire jusque-là inégalée – et leur fidélité aux Juifs soviétiques. Le moment le plus délicat a lieu lorsqu’en pleine Guerre du Kippour, précisément au moment où Israël a un besoin critique de l’aide américaine, Nixon tente d’obtenir de Golda Meir qu’elle convainque les organisations juives américaines de se désolidariser de Jackson. C’est une nouvelle occasion d’intervenir pour Nechemia Levanon selon lequel le retrait des organisations juives les discréditerait sur la scène politique américaine. Mais il doit préalablement s’opposer au ministère des Affaires étrangères israélien et à l’ambassadeur d’Israël en poste à Washington, Simcha Dinitz, qui sont prêts à sacrifier une mesure d’aide aux Juifs soviétiques, aux effets incertains, à une assistance militaire et financière à l’État d’Israël, dont il n’est pas sûr qu’elle soit conditionnée à l’abandon de Jackson-Vanik. Levanon obtient finalement l’autorisation de signifier aux leaders juifs américains la nécessité de maintenir leur engagement aux côtés de Jackson35. Ce succès est la meilleure preuve du crédit dont Levanon et son Bureau bénéficient auprès du Premier ministre et de l’importance de l’opération Bar pour l’Etat israélien. Mais l’intervention du directeur de Nativ n’a probablement pas été aussi décisive qu’il aimerait le croire. Un retrait de l’establishment aurait été inconcevable dans le contexte de mobilisation extrême de si nombreuses organisations juives au niveau local, à moins d’accepter le prix d’une rupture définitive entre la base et la direction du monde communautaire juif. Jusqu’en décembre 1974, les organisations juives resserrent donc les rangs avec la coalition de soutien à l’amendement Jackson-Vanik sans qu’apparemment Nativ ait besoin d’intervenir une nouvelle fois. Son adoption est cependant davantage considérée comme un tournant décisif pour la politique étrangère américaine – elle signifie l’échec de la détente et le triomphe de considérations humanitaires issues du Congrès sur le réalisme de l’Exécutif –, que comme une victoire pour les organisations juives américaines. Dès janvier 1975, les Soviétiques refusant de se soumettre à la pression du Congrès américain décident en effet de restreindre à nouveau l’émigration des Juifs, qui a pourtant atteint le seuil de 35 000 en 1973, et de renoncer aux privilèges économiques qu’était prêt à lui accorder l’Exécutif pour ne pas avoir à faire les concessions que l’amendement exigeait d’eux.

En une quinzaine d’années, le travail, dans l’ombre, des émissaires du Lishkat ha-Kesher a créé le contexte et les conditions nécessaires à la politisation de la cause des Juifs soviétiques aux États-Unis. Les hommes de Nativ ont en effet tiré les fils qui ont conduit à la condamnation américaine de Moscou pour ses pratiques discriminatoires à l’encontre des Juifs et à la mise en œuvre d’un instrument de pression sur l’Union soviétique. Avec l’adoption de l’amendement Jackson-Vanik par le Congrès américain, un chapitre du mouvement américain d’aide aux Juifs soviétiques se clôt, tout comme une étape de l’action de Nativ aux États-Unis se termine. L’objectif d’obtenir de Washington qu’il fasse pression sur l’Union soviétique a en effet été atteint, même si les résultats ne sont pas encore à la hauteur des espoirs formés au début des années 1950. Il faudra attendre encore une quinzaine d’années pour que les portes de la citadelle soviétique s’ouvrent complètement. Jusque-là, l’activité des émissaires de Nativ à New York et Washington se poursuit, dans des conditions qui n’ont plus rien à voir avec l’improvisation des débuts : la « patte » du Bureau israélien devient beaucoup plus visible, tandis qu’il sort progressivement de l’ombre et s’institutionnalise. Un autre changement, décisif celui-ci, tient à la violente querelle qui oppose, à partir de 1974, Israël et les organisations juives américaines sur le lieu d’immigration des Juifs soviétiques – Israël ou les États-Unis –, c’est-à-dire sur la nature sioniste ou non du mouvement. Cette querelle ouvre une toute nouvelle période dans les relations entre le Lishkat ha-Kesher et les organisations juives américaines.

L’activité de Nativ aux États-Unis reste jusqu’à aujourd’hui entourée d’un halo de mystères. Si ses anciens émissaires sont prêts à réveiller certains de leurs souvenirs, les Américains qui ont travaillé de près ou de loin avec le Bureau israélien préfèrent eux rester silencieux –les uns nient l’existence même de cette collaboration, tandis que les autres s’abritent derrière une clause de secret qui aurait été imposée par Israël. Leur attitude contribue à éveiller le soupçon sur la nature réelle des activités de Nativ aux Etats-Unis. Le Lishkat ha-Kesher semble pourtant avoir toujours veillé à rester dans les marges de la légalité, ne rémunérant nul autre que ses propres émissaires, ne comptant que sur le pouvoir de leur cause pour convaincre et jouant sur le dévouement des organisations juives américaines à l’égard d’Israël. L’ouverture des archives de Nativ permettra certainement de trancher sur la nature exacte de l’opération Bar aux Etats-Unis. Ce que les entretiens révèlent en attendant, c’est le souci réel des Israéliens de se conformer à la lettre de la loi américaine, un souci qu’ils ont dû concilier avec un goût que nul n’ignore pour les opérations secrètes et une absence totale de scrupules à peser sur la diaspora.

1 Cet article est issu d’un travail d’entretiens avec les émissaires ayant travaillé pour Nativ aux États-Unis entre 1958 et 1983. Ces entretiens ont été effectués entre octobre 2002 et juillet 2003 en Israël et aux États-Unis. Je tiens à remercier le Centre de recherche français de Jérusalem dont l’aide m’a permis de réaliser ce travail dans les meilleures conditions possibles. L’activité des émissaires de Nativ aux États-Unis n’a pour l’instant fait l’objet d’aucun travail de recherche. Les archives du Lishkat ha-Kesher restant pour le moment fermées, le recours aux entretiens m’est apparu comme le seul moyen de comprendre son activité à l’étranger. Liste des émissaires de Nativ à New York : Uri Ra’anan (1958-1961), Benyamin Eliav (1960- 1961), Meir Rosenne (1961-1966), Yoram Dinstein (1966-1970), Yehoshua Pratt (1970-1973), Yitzchak Rager (1973-1975), Haim Ber (1975-1978), Sara Frankel (1978-1983). Emissaires de Nativ à Washington : Nechemia Levanon (1965-1969), Nir Baruch (1969-1973), Jerry Shiran (1973- ?). N’ont pu être interviewés Benyamin Eliav et Ytzach Rager, décédés, ainsi que Nir Baruch, Jerry Shiran et Haim Ber, non localisés.

2. Parti ouvrier de la Palestine, créé dès 1930 sous la férule de Ben Gourion, ancêtre du Parti travailliste.

3 « Immigrants » en hébreu.

4 « Conspiracy of silence », Kol Ha’ir Yerushalayim, 20 novembre 1992 (traduction du Joint Distribution Committee).

5 Interview de Nechemia Levanon, le 24 octobre 2002 à Kfar Blum, Israël. Et sur les premières années d’action de Nativ, Levanon, Nechemia, ha-Kod Nativ, Tel-Aviv, Am Oved Publishers Ltd, 1995, chapitres 1 à 7.

6 Govrin, Yaacov, Israeli-Soviet Relations 1953-1967, Portland, Oregon, Frank Cass, 1998, pp. 181-182.

7 Levanon, Nechemia, « Israel’s role in the campaign », in Friedman, Murray, Chernin Albert D. (ed.), A Second Exodus. The American Movement to Free Soviet Jews, New England, Brandeis University Press, 1995, p. 73.

8 Nous ne disposons malheureusement que de très peu d’informations sur Benyamin Eliav et Yitzchak Rager. Centrée sur la personne de N. Levanon, la bibliographie ne rend pas justice à leur action qui fut vraisemblablement plus importante que ne le laissent penser les paragraphes qui suivent.

9 Interview de Yoram Dinstein, New York, 18 juillet 2003.

10 Armée clandestine juive créée en 1920 en Palestine et dissoute après la création de l’État hébreu en 1951 par intégration dans les nouveaux services secrets.

11 Interview de Meir Rosenne, Jérusalem, le 17 octobre 2002.

12 « Pionniers » en hébreu.

13 Levanon, Nechemia, The Road to the Banks of the Jordan, Kibbutz Ein Dor, Israel, « HaMadpis », 2002, et interview de Nechemia Levanon.

14 Interview de Yoram Dinstein.

15 Il s’agit de la centrale syndicale d’Israël créée en 1920.

16 Entretien avec Yehoshua Pratt, Tel-Aviv, Israël, le 25 octobre 2002.

17 Interview d’Yitzhack Rager, 1989, « Soviet Jewry movement in America », New York Public Library and American Jewish Committee Oral History Collection.

18 Interview de Moshe Decter, 1989, « Soviet Jewry movement in America », New York Public Library and American Jewish Committee Oral History Collection.

19 Interview de Bill Korey, New York, 7 mai 2002.

20 Decter, Moshe, « Crisis in the Soviet Jewry Movement », Moment, April 1976, p. 38.

21 Le Congressional Record est un compte-rendu verbatim et quotidien des remarques faites par les sénateurs et les représentants à l’occasion de leur prise de parole au Congrès. Il comprend également l’ensemble des projets de loi, résolutions et motions, de même que des textes proposés pour insertion par les orateurs.

22 Voir Ro’i, Yaacov, The Struggle for Soviet Jewish Emigration, 1948-1967, New York, Cambridge University Press, 1991; et Weinstein, Lewis H., « Soviet Jewry and the American Jewish Community 1963-1987 », American Jewish History, vol. 77, June 16, 1988, pp. 600-605.

23 Ces contacts nous ont été confirmés par Helmut Sonnenfeldt lui-même à l’occasion d’un entretien (Washington, 11 juin 2003). Celui-ci nous a également affirmé qu’il était pleinement conscient de la nature des activités de Levanon aux États-Unis.

24 Levanon, Nechemia, ha-Kod Nativ, Tel-Aviv, Am Oved Publishers Ltd, 1995, p. 202.

25 Interview de Yoram Dinstein et de Baruch Gur (Tel-Aviv, 21 octobre 2002).

26 Littéralement, organisations de la base. Elles se distinguent des groupes d’intérêt par une direction proche des militants et des activistes, ainsi que par un accent mis sur l’action locale.

27 Levanon, Nechemia, ibid.

28 Groupe élitiste de leaders traditionnellement issus de familles juives riches et influentes, se perpétuant d’une génération à une autre à la tête de la communauté juive américaine.

29 Beilin, Yossi, His Brother’s Keeper. Israel and Diaspora Jewry in the Twenty-first Century, New York, Schocken Books, 2000, p. 57.

30 En 1970, un groupe de onze activistes juifs tentèrent de quitter l’Union soviétique à bord d’un avion qu’ils avaient détourné à l’aéroport de Leningrad. Cette tentative avortée leur valut d’être traduits en justice pour haute trahison et, pour certains d’entre eux, condamnés à la peine de mort. Ce procès qui rappelait les heures les plus sombres de la période stalinienne provoqua une condamnation massive de l’opinion internationale qui conduisit à une commutation des peines et à une sensibilité mondiale accrue au sort des Juifs soviétiques.

31 Il s’agit d’une taxe exigeant de chacun des candidats à l’émigration le remboursement des frais engagés par l’État pour son éducation.

32 Interview de Jerry Goodman, New York, 25 avril 2002.

33 Interview avec N. Levanon.

34 En décembre 1969, le secrétaire d’État avait rendu public un plan de règlement du conflit israélo-palestinien, exigeant le retrait quasi-complet des territoires occupés. Le 26 janvier 1970, la Conférence des Présidents réunit à Washington un millier de leaders juifs pour en obtenir le retrait. Conseillé par Kissinger, Nixon décida de retirer ce plan.

35 Levanon, Nechemia, op. cit., pp. 397-401.