GERSHON SCHOLEM

Gershon Scholem est un historien et philosophe juif, spécialiste de la kabbale et de la mystique juive, né en 1897 à Berlin et décédé en 1982 à Jérusalem. Issu d’une famille juive assimilée à la culture allemande contre laquelle il se révolte, il redécouvre ses racines juives et le sionisme pendant son adolescence. Il apprend l’hébreu et étudie le Talmud sous la direction d’un rabbin orthodoxe. En 1918, il décide de se consacrer définitivement aux études juives, et passe en 1922 sa thèse à Munich sur le Séfer ha-Bahir, texte de la kabbale provençale.
Intellectuellement, il est en total désaccord avec son frère, Werner Scholem (1895-1940), militant du Parti communiste d’Allemagne, député au Reichstag de 1924 à 1928, mort au camp de concentration de Buchenwald. Il arrive à Jérusalem en 1923 et enseigne la mystique juive dès la création de l’Université en 1925. En 1933, il est élu professeur, chaire qu’il occupera jusqu’en 1965. A partir de 1960 il devient membre de l’Académie israélienne des sciences et lettres et en sera la président de 1968 à sa mort.

Transcription et traduction du discours prononcé le 24 février 1971 :

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,

Nous sommes réunis ici pour élever notre voix en faveur des droits inaliénables du peuple juif de Russie à vivre sa propre vie en tant que juif. Je voudrais dire un mot sur le rôle que la communauté juive russe a joué par le passé et continue de jouer actuellement comme un foyer inépuisable de vitalité et peut-être de la plus grande richesse de vie juive qu’il n’y ait jamais eu.

La communauté juive russe n’est que l’une des tribus constituant le peuple juif. Chacune d’elles a sa place et a contribué à ce que nous sommes, pour le meilleur ou pour le pire. Mais rares sont ceux qui peuvent rivaliser avec la profondeur, l’intensité et la vitalité que la communauté juive russe a apportée à toutes les dimensions de la vie juive, de la société juive et de la spiritualité.

Au cours de la période où la communauté juive russe est devenue la communauté la plus importante de notre histoire, il y avait peu voire pas de différence entre les communautés juives polonaises et russes. Elles étaient considérées comme une seule grande unité. Non seulement parce que pendant de nombreuses générations, elles étaient incluses dans les frontières de l’Empire russe et partageaient un même destin, mais aussi parce qu’elles menaient une vie juive identique. D’ailleurs, dans une large mesure, en Europe centrale et occidentale, cette communauté juive russe fut rejetée par la société non juive au sein de laquelle elle désirait s’intégrer. Malgré tout, ces communautés étaient prêtes à payer le prix de l’assimilation. Les personnes attachées aux Lumières et celles qui tenaient à l’orthodoxie étaient toutes mises dans le même bateau et n’avaient jamais le droit de l’oublier.

Les ressources intérieures de cette communauté juive, ainsi que l’énorme pression externe, ont contribué à cette vitalité et ce dynamisme spécifiques qui ont caractérisé cette communauté et ce, malgré toutes les vicissitudes dont nous sommes encore témoins aujourd’hui.
Des endroits tels que Riga, Minsk, Vilna, Kowno, Grono, Bialystok, Loubavitch, Maylev, Berdichev, Zitomer, Chernobil, Breslov, Odessa et Kishinev. Ces noms et des centaines d’autres sont inoubliables dans notre histoire. Ils résonnent à travers le monde spirituel du judaïsme. Ces villes et villages, ainsi que d’innombrables autres lieux, parfois moins connus, partageaient une commune difficulté matérielle, les mêmes persécutions et souffrances ainsi que des conflits sociaux internes. Malgré tout cela, et peut-être à cause de tout cela, cette infinie fertilité d’esprit, cet enthousiasme idéaliste sans bornes, cette imagination et cette sensibilité, n’ont cessé de se manifester.

La figure du juif russe, telle qu’elle est imprimée dans notre esprit, est caractérisée par des courants reflétant certaines influences générales de l’atmosphère russe environnante, transformée ensuite en une situation juive particulière. En raison d’une certaine générosité et spontanéité, ils parvenaient à faire abstraction de toute considération bourgeoise. Une capacité de discussion sans fin et enfin une variante juive du Nitchevo1 russe. Les Juifs de Russie ont produit bon nombre de phénomènes décisifs dans la vie juive moderne et dans des sphères très différentes. Ces phénomènes sont la marque indubitable du groupe qui les a créés.

Je voudrais mentionner quelques-unes des exceptionnelles personnalités que nous devons à la communauté juive russe. Dans le cadre de la culture talmudique traditionnelle, ils ont non seulement produit une longue chaîne de grands rabbins, des protagonistes de la tradition rabbinique mais aussi une personnalité archétypale comme Notre Maitre Elyahou, le Gaon de Vilna2. Ils ont donné, à une large partie du monde juif, l’image idéale de ce à quoi l’apprentissage et la dévotion juive devait ressembler.

Depuis 200 ans, un nom est devenu courant dans les foyers de la communauté juive rurale ashkénaze. Il s’agit d’un reclus excentrique, qui a passé la majeure partie de sa vie dans une petite pièce immergée des pans entiers de la tradition juive, et qui, à une seule occasion et dans l’unique but de lutter contre le hassidisme, entreprit de sortir dans l’espace public. Il a capté l’imagination du peuple juif. Ses élèves, fondateurs des grandes yeshivas en Russie que sont Volozhin, Mir et tous leurs successeurs, ont forgé un instrument d’éducation juive, dont le Gaon de Vilna devint l’étoile directrice. On ne peut guère évaluer l’importance de cette institution, qui a fourni à la communauté juive russe pendant plus d’un siècle, non seulement l’élite rabbinique mais également de nombreux grands esprits qui s’en sont éloignés et ont tracé leur propre chemin vers l’activisme juif.

En contraste absolu avec cette contribution, le hassidisme, qui est essentiellement une création de la communauté juive russe, se présente comme un mouvement de l’intime religieux et émotionnel. Il a débuté avec les expériences mystiques du rabbin Baal Shem3, les stimulantes prédications et l’enseignement vivifiant de ses élèves qui se sont rapidement étendus dans des cercles plus larges. Ce mouvement a présenté aux masses juives polonaises et russes, une galaxie sans précédente de saints juifs et qui sont devenus par la suite, le cœur vivant de milliers d’adeptes. Ce bouleversement émotionnel d’une puissance énorme a trouvé son expression dans un nouveau mode de vie. Après de violents affrontements avec une orthodoxie alors non reconstruite, un compromis difficile est atteint et laisse le hassidisme comme le courant dominant dans les grandes régions de la Russie comme l’Ukraine, la Podolie, la Volhynie et la Pologne russe.

En Lituanie, est né le Mouvement Musar4, qui lui mettait l’accent sur un mode de vie radical et sous une forte inspiration éthique et des tendances anti-bourgeoises tout aussi fortes. Les yeshivas de ce mouvement, Novaradok, Noworodek, Slobodka et autres, sont devenues les centres de ce qu’on pourrait appeler un mouvement de jeunesse radical, dans les limites de la culture talmudique. Un phénomène singulier dans la vie juive. Comme le hassidisme, il eut de larges répercussions au-delà du seul pôle russe. Prônant une attitude intransigeante à l’égard des normes de vie et des comportement personnels, se forma alors un nouveau type idéal de juif, non conventionnel, qui a impressionné et attiré bon nombre des esprits les plus remarquables à la fin du 19ème siècle et dans la première partie du 20ème, et beaucoup s’ils le sont encore, demeurent avec nous. Le hassidisme et le mouvement Musar ont chacun cultivé à leur manière l’idéal d’une forte personnalité religieuse et éthique juive.

Mais tout cela n’était qu’un aspect du tableau car il y avait aussi les profondes inquiétudes liées à la rencontre avec le monde moderne. Le mouvement de la Haskala – les Lumières juives, devenu un vecteur fort de la vie juive, soutenait l’insatisfaction et la critique de la tradition, estimant qu’une nouvelle ère exigeait de nouvelles réponses. Certes, comme tant d’autres, ils se sont trompés sur la marche du progrès et sur les chances d’intégration dans la société russe. Leur vision optimiste fut bloquée lorsqu’ils se retrouvèrent face à l’amère réalité des pogroms russes et à leur intensification. Toutefois, leur critique incessante de la société juive et de ses réalités déprimantes – au point d’en désespérer – ont poussé à la stagnation et à la multiplication des interrogations dont d’autres mouvements ont tenté de tirer profit. L’analyse rationnelle et les désirs romantiques ont freiné leurs activités.

Le mouvement des Lumières Juives fut d’ailleurs le premier à affronter la question de la sécularisation dans la vie juive et qui depuis lors, ne nous a jamais vraiment quittés. C’est de leur aile radicale qu’avec Morris Winchevsky et Aaron Liebermann les premiers remous du socialisme juif sont nés. Alors que la Haskala5 avançait à tâtons, ces deux grands descendants (au sens dialectique seulement), ont pris une position plus ferme vis-à-vis de leur identification juive. Les mouvements sociaux et nationaux ont été les ferments des littératures yiddish et hébraïque qui en retour les nourrissaient et les enrichissaient. La création littéraire yiddish et hébraïque, tant la prose que la poésie, sont l’une des contributions exceptionnelles que nous devons à la communauté juive russe. A travers ces deux moyens d’expression, deux sources principales de vitalité juive se sont ouvertes.

Nous avons tous en mémoire qu’il y a quelques années, la télévision de Leningrad gagna en popularité lorsqu’un journaliste (le nom est inaudible) proclama qu’il y avait trop d’Abramowicz et de Rabinowicz en Russie. Nous avons toutes les raisons de leur reconnaître et de leur proclamer notre dette et gratitude. Symbolisé par les grands noms de Sholem Yaakov Abramowicz, connu sous le pseudonyme de Mendele Mocher Sforim, le Zaydè – le grand-père, de la grande prose yiddish et hébraïque, et de Shlomo Rabinowicz, connu sous celui de Shalom Aleichem. Ils représentent une lignée interminable de grands maîtres, ainsi que des contributeurs talentueux dans ces domaines-là. Pendant les deux générations qui précédaient 1920, la vie de la communauté juive russe était exprimée et fructifiée par ces littératures. Par Echad Aham et Bialik, par Berditchewski et Brener, par Perez et Shalom Ash, et bien d’autres encore. Ils ont rayonné au-delà de la Russie, et leurs discussions et succès sont des témoignages durables de la prodigieuse puissance créatrice de la communauté juive russe lorsqu’elle a pris conscience de son identité nationale, que celle-ci soit de tendance traditionnelle ou profane.

Bien sûr, les différentes branches du mouvement national qui surgirent après 1880 se combattirent avec véhémence. Il y avait le nationalisme, Galut6 – la Diaspora, représenté par des nuances différentes par Dubnov, par le Bund7 socialiste et par les Yiddishists. Le sionisme, dont l’éventail allait de Pinsker à Sirkin et Borochov. Cependant, tous étaient unis autour d’une même proposition de base: que les Juifs aient le droit naturel de vivre une vie nationale, le droit de choisir eux-mêmes comment vivre leur judaïsme ou leur judéité et comment transmettre leur culture nationale traditionnelle et religieuse par l’éducation. Ils se sont battus pour leurs pleins droits en tant que citoyens, pas uniquement en tant qu’individus comme dans l’Ouest, mais en tant que groupe national.

Lorsque la révolution russe éclate en 1917, presque tous les partis juifs incluent la demande d’un financement national pour la communauté juive russe dans leur programme. Ils sont devenus conscients de leur existence nationale et sans tenir compte des exigences, de la part de quelques personnalités isolées, de renoncer à leurs droits nationaux.

L’attente d’un avenir juif dans une Russie progressiste et socialiste était immense et une grande majorité imaginait la construction d’une nouvelle vie en Israël, à laquelle la communauté juive russe avait si remarquablement contribué. Une grande partie de la fondation de ce qui est maintenant l’État d’Israël est le fruit d’un travail inlassable et désintéressé de pionnier et par le sacrifice des Juifs russes depuis le Bilu8. L’idée de légitime défense mise en avant par les Juifs de Russie après Kishinev a donné naissance au concept et à la concrétisation de la Hagana9. À la reconnaissance que si c’était nécessaire, les Juifs devaient se lever et se battre pour eux-mêmes.

Sur un autre plan, l’idée du kibboutz10 a d’abord été conçue et réalisée par des Juifs russes. Un A.D. Gordon d’un village de Podolie est devenu le profit de la renaissance moderne du peuple juif grâce au travail. Il ne peut guère y avoir d’endroit en dehors de la Russie où les idéaux de Tolstoï eurent un impact plus profond qu’en Israël. Ce n’est pas un hasard si les trois présidents de l’État d’Israël, les quatre premiers ministres et le premier des présidents de la Knesset11 étaient tous des Juifs russes. Ils symbolisent notre dette envers la communauté juive russe, mais aussi notre obligation continue envers notre peuple en Russie. Ils ont tant fait pour nous en Russie. Élevons au moins la voix clairement et distinctement pour les droits pour lesquels ils se battent maintenant. Pour la liberté de développement culturel et l’éducation qui a été accordée à tous les autres groupes en Russie et pour la liberté de décider par eux-mêmes, s’ils souhaitent ou non rejoindre leur peuple en Israël. En un mot – pour leur libération. Je vous remercie.

1 Nitchevo est un mot russe signifiant « rien ». Nitchevo évoque le sentiment d’insouciance face à la fatalité qu’on trouve chez les Russes et que Stefan Zweig a traduit par « ça ne fait rien ».

2 Eliyahou ben Shlomo Zalman est plus connu comme étant le Gaon de Vilna, Le Génie de Vilna 1720 – 1797. Doué dans l’ensemble des savoirs juifs traditionnels (Talmud, Halakha, Kabbale) et dans les sciences profanes dès son plus jeune âge, il devient le chef de file des Mitnagdim (opposants) au hassidisme.

3 Rabbi Israël ben Eliezer né en 1698 et mort en 1760 en Pologne, appelé le  Baal Shem Tov  ( Maître du Saint Nom) ou le Besht par acronyme, est un rabbin, fondateur du hassidisme, courant mystique du judaïsme. Le Baal Shem Tov est né seulement cinquante ans après les pogroms des cosaques de Khmelnytsky.

4 Le mouvement Musar ou Mussar, est un mouvement éthique, éducatif et culturel juif qui s’est développé au XIXe siècle en Lituanie, notamment parmi les Juifs lituaniens orthodoxes. Le terme hébreu Musar provient du livre des Proverbes décrivant la conduite morale, l’instruction ou la discipline et la façon dont on doit agir de manière appropriée.

5 La Haskala, signifiant littéralement en hébreu Éducation, est un mouvement de pensée des XVIIIe et XIXe siècles, fortement influencé par le mouvement des Lumières. L’introduction de la Haskala au sein des communautés juives de la diaspora a marqué les prémices de la modernisation des Juifs. Les premiers à adhérer aux idées de ce mouvement ont été les Juifs allemands, suivis par les Juifs du reste de l’Europe occidentale comme orientale.

6 Le terme hébreu galut exprime la condition et les sentiments d’une nation déracinée de sa patrie et soumise à une domination étrangère. Le terme s’applique essentiellement à l’histoire et à la conscience historique du peuple juif depuis la destruction du Second Temple jusqu’à la création de l’État d’Israël.

7 Bund, signifiant alliance en yiddish, est un mouvement socialiste juif créé au Congrès de Vilnius en septembre 1897. C’est le premier parti politique juif socialiste et laïc destiné à représenter la minorité juive de l’Empire Russe. Il prône le droit des Juifs à constituer une nationalité laïque de langue yiddish. Son concept d’autonomie culturelle s’oppose donc tant au sionisme qu’au bolchevisme dont les bundistes critiquent les tendances centralisatrices. Ce parti est également profondément antireligieux et considère les rabbins comme des représentants de l’arriération. Le mouvement perd la plupart de ses adhérents et de son influence avec la Shoah.

8 Bilu est un acronyme basé sur un verset du Livre d’Isaïe, « Maison de Jacob, montons ». C’est un mouvement dont le but était la colonisation agricole de la Terre d’Israël né de la vague de pogroms de 1881-1884 et des lois antisémites de mai 1882 introduites par le tsar Alexandre III de Russie. provoquant une émigration massive des Juifs en juillet 1882 de l’Empire russe vers la Palestine ottomane.

9 La Haganah, terme qui signifie défense en hébreu, était l’organisation sioniste la plus importante et centrale en Palestine, entre 1920 et 1948. Elle servit d’ossature à la création de l’armée de défense d’Israël, fin mai 1948. À sa création, son but était de défendre les communautés juives des attaques arabes, comme celles durant les émeutes de Jérusalem de 1920. À partir des années 1930, elle commence à se développer en une force armée. sous le commandement de David Ben Gourion.

10 Un kibboutz, ce qui en hébreu signifie ensemble, est un type de village collectiviste créé pour la première fois en 1909 en Palestine, alors ottomane. Le premier kibboutz fut créé par des juifs d’origine russe et polonaise adhérant au mouvement sioniste d’influence socialiste.

11 La Knesset, littéralement assemblée en hébreu, est le parlement de l’État d’Israël siégeant à Jérusalem depuis sa création en 1949.