EMANUEL LITVINOFF

Emanuel Litvinoff (1915– 2011) était un écrivain britannique et une figure bien connue de la littérature anglo-juive, connu pour ses romans, ses nouvelles, sa poésie, ses pièces de théâtre et ses campagnes en faveur des droits de l’homme.
Les premières années de Litvinoff dans ce qu’il a fréquemment décrit comme le ghetto juif de l’East End de Londres l’ont rendu très conscient de son identité juive, un sujet qu’il a exploré tout au long de sa carrière littéraire. Litvinoff a quitté l’école à quatorze ans et, après avoir occupé plusieurs emplois non qualifiés dans des usines, il s’est retrouvé à la rue au bout d’un an. Errant entre Soho et Fitzrovia pendant la dépression des années 1930, il a écrit des documents hallucinatoires, détruits depuis, et a utilisé son intelligence pour survivre.
Initialement objecteur de conscience, Litvinoff s’est porté volontaire pour le service militaire en janvier 1940 en découvrant l’ampleur des persécutions subies par les Juifs en Europe. Il est engagé dans le Corps des Pionniers en août 1942. Servant en Irlande du Nord, en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient, il gravit rapidement les échelons, étant promu major à l’âge de 27 ans.

Transcription et traduction du discours prononcé le 24 février 1971 :

(Israel Miller)

Mesdames et Messieurs, le fait que M. Preminger ait pris la parole pour s’exprimer est en effet révélateur du fait que certains ont l’opportunité de s’exprimer. Nous n’aurons pas l’occasion d’entendre tout le monde car il y a beaucoup de délégués dans cette conférence. Nombreux des délégués sont venus de l’Union soviétique et n’auront pas eu la possibilité de prendre la parole, et ceux qui sont ici sur la plate-forme, qui ont été invités, auront l’opportunité de la prendre et de répondre s’ils le souhaitent ou de ne pas répondre s’ils ne le souhaitent pas. M. Emmanuel Litvinoff a demandé de pouvoir dire quelques mots. Il fait partie de notre panel d’experts et il va maintenant s’adresser à nous.

(Emanuel Litvinoff)

Mes amis, je n’ai qu’une seule remarque à faire avant de traiter du problème, du sujet dont nous discutons aujourd’hui. Je pense que nous venons de voir une séquence d’un très mauvais film dans lequel John Wayne/Arthur Preminger a chevauché héroïquement vers le coucher du soleil. Une performance splendide. Et je dis c’était une performance splendide, nous l’avons félicité et maintenant nous allons poursuivre cette réunion, qui concerne les Juifs soviétiques.

Maintenant, à la suite des brillants et éloquents souvenirs d’Elie Wiesel de l’époque où il était à Moscou et comment cela a changé sa vie, je suis incité à faire quelque chose de comparable. Je suis allé à Moscou en 1956 et je vais évoquer trois petites scènes de mon expérience.

La première fois que j’ai été conscient d’avoir rencontré un Juif en Union soviétique, c’était lorsque j’étais dans un restaurant à l’hôtel Moskva et que j’essayais, de manière fort peu éloquente, de commander un plat. Je n’arrivais pas à me faire comprendre du serveur. Finalement, j’ai pensé qu’il comprenait probablement l’allemand, sauf que je ne parle pas allemand mais je connais un peu le yiddish. J’ai donc un peu déformé mon yiddish et j’ai commandé quelque chose comme une omelette. Alors, le serveur se pencha soudainement, balaya en face de moi quelques miettes invisibles de la table, et murmura dans mon oreille : Ikh bin oych a yid, je suis également Juif. Ceci me rendit perplexe. Pourquoi cet homme me chuchotait-il ce message à l’oreille comme s’il avait peur ? Parce qu’à cette époque, j’avais l’illusion qu’il n’y avait pas de problème juif en Union soviétique, que tout avait été résolu. Je croyais implicitement qu’au sein de la société communiste, ou d’une société qui se dirigeait vers le communisme, il ne pouvait y avoir de problème juif.

Ma rencontre suivante avec un Juif eut lieu dans le métro de Moscou. J’étais assis en face d’un jeune homme qui avait un visage qui m’était très familier. Il aurait pu être un Juif à l’écran d’or1, il lisait un livre. Nous avons échangé comme un regard de reconnaissance. Je suis sorti à la gare, et tandis que je me dirigeais vers l’escalator, il s’est dirigé progressivement et nerveusement plus près de moi, puis il m’a glissé à l’oreille : « Nous ne sommes pas libres » et s’enfuit. Il a fait cette remarque générale sur la situation des gens en Union soviétique à l’époque. Ce furent deux rencontres troublantes.

Alors que j’allais à la synagogue, ou du moins j’essayais d’y aller, personne à Moscou, personne, pas non plus notre interprète d’ailleurs très compétente, n’a pu m’indiquer où se trouvait la synagogue de Moscou. Elle avait entendu dire qu’un tel endroit existait mais n’en savait pas plus. Personne ne le savait. Finalement, j’ai trouvé un chauffeur de taxi qui m’a emmené à la synagogue de Moscou, pas précisément à la synagogue, plutôt au bout de la rue. J’ai marché 200 mètres dans cette rue, dans le problème juif. Autour de la synagogue, il y avait, à cette époque, la collection la plus pathétique de gens pauvres et apeurés que j’ai eu le malheur de voir dans ma vie. Ils étaient pour la plupart en haillons. Ils étaient affamés et sans emploi. Ces gens, je le découvris plus tard, avaient été libérés des camps de prisonniers soviétiques, où ils avaient été envoyés pendant les purges de 1948-1952, initiées par Staline. Ces gens m’ont raconté des choses terribles et qui se sont révélées être un terrible choc pour moi, des choses que je n’avais alors encore jamais entendu jusqu’à présent alors que je lis les journaux, que je suis allé à des réunions juives, que j’ai entendu des discours juifs, etc. et pourtant je n’avais jamais entendu cette histoire.

Une autre chose à présent : j’ai rencontré un autre Juif, qui lui m’a suivi dans la rue. Il a marché à une certaine distance de moi pendant un certain temps jusqu’à ce que nous arrivions à une place, un petit jardin. Et puis, assis à mes côtés mais regardant dans une autre direction, il m’a raconté la triste histoire qui suit. Il a dit : « Nous sommes finis ici. Il n’y a pas plus de vie juive dans ce pays. Nos enfants ne veulent pas être juifs. Nos enfants nous ont quittés et nous ont abandonnés. Nous ne sommes plus que quelques personnes âgées qui se meurent ». Ce message extrêmement déprimant, m’a bien sûr très fortement affecté.

A l’époque, je me demandais si l’histoire était aussi désespérée et tragique qu’elle en avait l’air. En fait, j’ai découvert plus tard que ces vieillards pathétiques étaient employés par la police de sécurité soviétique pour suivre précisément des étrangers comme moi et les convaincre que toute l’histoire juive en Union soviétique était terminée. Finie.

Eh bien, nous connaissons la réponse à cela. J’ai vu une révolution dans l’attitude des Juifs en Union soviétique, ce qui est incroyable.

En 1957, quand on parlait du problème des Juifs en Union soviétique, quand on parlait de ce qui pouvait être fait, quelles étaient les réponses ? Les gens disaient : eh bien, s’ils avaient… s’il leur était octroyé les droits auxquels ils ont droit en vertu de la constitution soviétique, et si l’Union soviétique est enfin assez humaine pour permettre la réunification de ces pauvres survivants de familles brisées qui ont attendu 10, 15, 20 ans ou plus pour rejoindre leurs proches, il n’y aurait pas de problème. J’y étais enclin, et je pense qu’il y a pu avoir une grande part de vérité là-dedans, mais depuis 1957, les Juifs de l’Union soviétique ont subi une amère déception. Ils ont fait l’objet d’une explosion prolongée d’insultes, d’une série d’exploitations, les unes après les autres. Ils ont été soumis à un barrage de la propagande la plus obscène, plus virulente d’année en année, de sorte que cela en est devenu insupportable.

Je me demande souvent ce que cela doit être, d’être un Juif soviétique et de me réveiller le matin et d’ouvrir mon exemplaire de la Pravda et de lire cette incroyable saleté insultante et révoltante à propos d’une conspiration juive internationale, nous comparant aux nazis sous quelque prétexte que ce soit. Les gens doivent être très prudents avant de faire une comparaison entre les nazis et tout rassemblement juif.

Le résultat fut une évolution remarquable dans l’attitude des Juifs soviétiques, en particulier chez les jeunes. Nous avons vu des jeunes sans aucune connaissance des questions juives, totalement éloignés, totalement aliénés, totalement perdus, revenir non seulement à la judéité, mais avec une telle fierté, avec une telle dignité, avec un tel courage qu’ils sont en effet un excellent exemple pour les Juifs du monde entier. La meilleure génération juive d’aujourd’hui, ce sont les jeunes soviétiques qui affirment à la face du monde leur courage de survivre. »

1 Le Golden Screen en anglais est une récompense allemande de cinéma pour les films ayant réalisé un box-office exceptionnel, soit de plus de 3 millions de spectateurs. Depuis 1964, il résulte de l’union du Deutscher Filmtheater et du Filmecho / Filmwoche. Cette récompense est remise à des films documentaires, de jeunesse, de fiction, etc.