ELIE WIESEL

Eliezer Wiesel, dit Elie Wiesel, né en 1928 en Roumanie et mort en 2016 à New York, était un écrivain, philosophe et professeur d’université américain contemporain.
Issu d’une famille hassidique, il est déporté en 1944 dans le cadre de la politique d’extermination systématique des Juifs à Auschwitz puis Buchenwald. Ayant survécu à la Shoah, il est ensuite accueilli en France où il étudie la littérature et le journalisme, produisant une œuvre abondante en langues française, hébraïque, yiddish et anglaise, où les légendes des mondes juifs disparus et la Shoah occupent une part importante, souvent centrale. Émigré à New York, il continue à écrire et enseigner, participant à la fondation du Mémorial américain de l’Holocauste ainsi qu’à de nombreux débats d’idées sur la conduite de l’humanité, la place des Juifs dans le monde et celle d’Israël dans les nations.

Transcription du discours prononcé le 24 février 1971 :

Mes amis, je représente la délégation française. Je parlerai un peu en français, je sais qu’il y a des problèmes d’interprétation, j’essaierai de parler aussi en anglais car je vis en Amérique.

J’aimerais vous parler en Yiddish, Ikh hob lib Yiddish, j’aime le yiddish, mais quelle que soit la langue que je vous promets de parler, je me promets d’être bref. J’ai beaucoup d’amis ici et tous doivent vous parler. De tout façon ce que j’ai à vous dire, vous l’avez déjà entendu.

Pour moi c’est un instant … c’est un moment très important car ça fait six ou sept ans que quelques personnes dans la salle et moi-même avons essayé de faire de notre mieux pour vous aider un peu. Ça n’a pas marché. Ce n’était pas facile. Maintenant, Baruch Hashem, Dieu merci, tout le monde en parle et je crois qu’il est temps pour des conteurs d’histoire comme moi de me retirer un tout petit peu, de vous regarder, de vous écouter, de vous laisser faire. L’étincelle a jailli, la flamme brûle.

En fait, en venant ici, j’avais préparé une lettre, une lettre à un jeune Juif en Union soviétique. Je me suis dit : quel est le problème qui m’a poussé, moi ? Quel est le problème qui m’a fait, moi, mal dans le passé pour essayer de capter en quelques mots, en quelques accents cette expérience qui ne fut pas mienne ?
C’était le problème de la solitude. Quand j’étais en Russie, j’ai vu, j’ai senti, j’ai essayé de vivre cette solitude qui était la leur. Et je me suis dit que je n’avais pas le droit en tant que conteur d’histoires, je n’avais pas le droit en tant que juif, donc en tant qu’être humain, de laisser ces gens se sentir seuls, expulsés de l’histoire, vivant en marge de notre expérience. Je suis revenu, j’ai écrit ce que j’ai écrit, mais maintenant je me dis que c’est fini : Israël est là, vous êtes là. Apparemment, il est plus facile pour les Juifs de s’unir que pour les travailleurs de tous les pays. Quand les travailleurs … quand les prolétaires du monde entier s’unissent, ça ne marche pas. Quand les Juifs du monde entier s’unissent, ça marche.

Sauf, je dois vous le dire, sauf à une exception, qui m’a fait mal. Je ne connais pas les détails, mais ça m’a fait mal. J’ai donc écrit une lettre. Je me suis dit : il y a des jeunes à Riga encore en prison peut-être. Il y a des jeunes encore en Sibérie, il y a des jeunes, peut-être … sûrement, à Moscou … partout … à Tachkent, qui sont encore seuls. Comment savoir si notre voix leurs parvient ? Alors, j’ai préparé une lettre destinée à un jeune Juif en URSS pour lui raconter ce qui se passe ici, pour lui raconter ce qu’on fait pour lui en Israël. Pour lui raconter en fait que nous ne sommes pas seuls, et eux non plus, et qu’ il n’y a plus de Juifs du silence, que tout ça était de l’ironie mal placée. Mais il est tard, nous avons tous cinq minutes qui sont presque passées, donc je ne le ferai pas, j’enverrai cette lettre autrement : je vous raconterai une histoire.

Il était une fois un grand rabbin hassidique du nom de Rabbi Moyshe Leib Sasover1. Un autre maître hassidique s’appelait Rabbi Uri de Strelisk, le Saraf2. Que firent alors les rabbis ? Ils se rencontrèrent et rêvèrent et ils eurent besoin d’argent, comme tout bon Juif. Le Uri de Strelisk essayait toujours d’avoir de l’argent pour Pidiyon Shvuyim3, Hachnassat kallah, les dots pour les mariées, Agunot4 etc. Donc il vint voir le Moyshe Leib Sasover. Le Moyshe Leib Sasover, Nebekh, était un homme pauvre. Il dit donc à Uri de Strelisk : « Uri, kein geld hob ikh nikht. kein ashirim ken ikh nikht, wojè ken ikh ton far dir, Uri, je n’ai pas d’argent, je ne connais pas de gens riches, en quoi puis-je t’aider ? Il réfléchit et réfléchit et lui répond : Uri, je vais danser pour toi. »

Il y a une chose que je sais, c’est qu’il y a une morale à l’histoire et j’espère que vous tous, qui êtes impliqués dans les levées de fonds, ne vous opposerai pas à la morale de cette histoire. On peut être un bon Juif sans pour autant donner de l’argent … lorsqu’on en a pas. La seconde morale de l’histoire est qu’il faut savoir comment danser. Je les ai vus danser. Je les ai vus danser à Simchat Torah5, et cette danse a changé ma vie. Je ne dis pas souvent ce genre de choses. Je les ai vus danser et je suis arrivé à la conclusion qu’ils allaient nous aider, et j’y crois à présent plus que jamais. Ces jeunes Juifs russes et leurs danses, leurs chants, leur Hitlahavut, enthousiasme, leur ferveur. Leur impact sur nous, ils ont réussi une telle unité après tout.
Mes amis, l’histoire du judaïsme soviétique commence vraiment. Ce que moi, en tant que conteur, je vais essayer de faire à l’avenir, c’est de tenter de saisir quelque chose de leur chant, et j’espère et prie Dieu pour saisir quelque chose de leur ferveur, de leur enthousiasme et de leur joie.

S’il y a bien quelque chose dont nous avons besoin aujourd’hui dans la vie juive, c’est la joie. Et ils nous ont donné tant de peur par le passé mais un tel sentiment de victoire et tant de joie. Merci.

1 La dynastie hassidique des Sassov a commencé avec Rabbi Moshe Leib Erblich de Sassov (1745-1807), un disciple de Rabbi Dov Ber de Mezeritch, lui-même disciple du Baal Shem Tov, le fondateur du hassidisme. Sassov était situé en Galicie orientale et se trouve aujourd’hui en Ukraine.

2 Uri ben Pinehas de Strelisk, mort en 1826, était opposé aux thaumaturges. Il exigeait de ses Ḥassidim une perfection éthique. Sa manière extatique de prier lui valut le nom de Ha-Saraf, le séraphin.

3 Le rachat des captifs.

4 Une agunah, littéralement enchaînée en hébreu, est une femme juive qui est bloquée dans son mariage religieux tel que déterminé par la loi juive, par exemple avec un homme qui est parti en voyage et a disparu sans que l’on sache s’il est décédé. Plus actuellement, avec un homme qui ne veulent pas accorder le divorce à sa femme.

5 Sim’hat Torah, littéralement en hébreu joie de la Torah, est une fête juive, d’origine rabbinique qui marque la fin du cycle annuel de lecture de la Torah.