GRISHA FEIGIN

Grisha Feigin, 1927-2016, commandant dans l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale considéré comme un héros, a rendu ses médailles d’honneur aux autorités soviétiques pour protester contre la politique menée à l’égard des Juifs soviétiques. Le major Feigin a attiré l’attention du monde entier en 1969 lorsque sa lettre accompagnant les médailles retournées a été introduite clandestinement en Occident et publiée.
Frustré par le rejet de sa demande d’émigration en Israël, il avait écrit qu’il avait combattu Hitler en tant que Juif et non pour l’Union soviétique, qu’il ne considérait plus comme sa patrie. Arrêté à son domicile de Riga, il a été enfermé dans un hôpital psychiatrique. Son arrestation s’est produite alors que l’attention du monde entier était focalisée sur le traitement des Juifs en Union soviétique, en rapport avec le procès à Leningrad de neuf Juifs et deux non-Juifs qui avaient prévu de détourner un avion pour s’échapper du pays.
Une protestation internationale s’est élevé contre l’enfermement du commandant Feigin. Grisha Feigin est arrivé en Israël fin de l’année 1971. Il y a épousé par la suite Nicole Jaffa Reich.

La captation du discours de Grisha Feigin a connu plusieurs difficultés techniques (notez qu’il s’agit là du premier discours de la première journée). Afin de rendre compte de cette intervention le plus fidèlement possible, nous avons néanmoins choisi de proposer ci-dessous le discours dans son intégralité, malgré cinq premières minutes assez peu audibles (un problème résolu dans la suite de l’enregistrement).

Transcription et traduction du discours prononcé le 23 février 1971 :

Pardonnez-moi de ne pas maîtriser ma langue maternelle, l’hébreu. Je ne maîtrise pas parfaitement le yiddish et je parlerai dans la langue que j’ai apportée avec moi; je parlerai en russe car c’est la seule que j’ai apportée de cette pénible Galout, exil, de l’Union soviétique.

Le 10 février, j’ai quitté le pays auquel les Juifs ont apporté une contribution inestimable au développement de la science, de la technique et de la culture. J’ai quitté le pays où plus d’un demi-million de Juifs ont combattu dans les rangs de l’armée soviétique contre le pire ennemi du peuple juif, le nazisme allemand, dont plus de 240.000 sont tombés au combat, de Stalingrad à Berlin.
J’ai quitté le pays dont les Juifs ont été, sont et resteront des citoyens loyaux, où les Juifs prennent une part active au développement de tous les secteurs de l’économie. Mais j’ai aussi quitté le pays où l’unique peuple qui est privé de ses droits nationaux est mon antique peuple juif, vieux de 4000 ans.

En Union soviétique a été créée une théorie entière pour justifier ces actions antisémites des dirigeants de l’URSS contre mon peuple. Une école « philosophique » des sciences antisémites a été créée. Je peux citer les noms de ces « scientifiques » : Ivanov, Kichko, Andreïev, Mikhailenko, Shevtsov1 et beaucoup d’autres. Cette théorie nie le droit des Juifs soviétiques à la renaissance sur leur terre, en Israël. En Union soviétique, la culture nationale juive a été complètement détruite. Et tout ce qui est juif y est synonyme de « sionisme ».

Chez nous, aujourd’hui, les Juifs soviétiques sont activement entrés dans la lutte pour une vie nationale digne sur le territoire de l’URSS et pour l’Exode vers leur patrie historique, vers Israël. Dans des conditions de terreur et de violence, dans des conditions de peur, des milliers de Juifs soviétiques ont présenté ouvertement leurs exigences aux dirigeants de l’URSS. Cela se manifeste sous les formes suivantes : ils écrivent des lettres de protestation individuelles et collectives, s’expriment ouvertement dans les établissements d’enseignement supérieur et dans les entreprises, accusent ouvertement la direction soviétique d’antisémitisme. Les dirigeants soviétiques répondent à cela par des arrestations, par la terreur, par les hôpitaux psychiatriques. Les dirigeants soviétiques n’ont apparemment pas encore saisi qu’ils sont eux-mêmes à l’origine d’un grave problème. Ce n’est pas le peuple juif qui a créé le problème juif en URSS mais le gouvernement soviétique. Des dizaines de milliers de Juifs d’Union soviétiques remettent, en suivant des procédures humiliantes, des documents pour se rendre en Israël.

Il n’y a ici aucun miracle, comme certains le pensent en Occident, et c’est le cours légitime de l’évolution historique du peuple juif. Car Israël est la seule alternative, Israël est l’unique solution du problème juif.

Je voudrais vous en dire un peu plus, en particulier au sujet de certains cas qui se sont produits à Riga. Ces cas parlent à la fois de la lutte et de la situation des Juifs soviétiques. A Riga, cet été, Aron Spielberg a été arrêté, un ingénieur bon et honnête, un homme courageux. Il a été arrêté uniquement parce qu’il commençait à se passionner pour sa culture nationale, parce qu’il voulait se rendre en Israël. Quatre jours avant son mariage, Ruth Alexandrovich, une jeune fille gravement malade, a également été arrêtée. Cette jeune fille inoffensive, bon enfant, exceptionnellement honnête a été arrêtée uniquement parce qu’elle voulait se rendre en Israël, parce qu’elle manifestait de l’intérêt pour la culture nationale de son peuple. Le jeune physicien Shapshelovich a été arrêté pour les mêmes raisons. Et un artisan malade également. Ces personnes n’ont jamais commis le moindre crime contre le pouvoir soviétique. En général, les Juifs d’Union soviétique ne constituent pas un mouvement antisoviétique.
Les Juifs d’Union soviétique sont des citoyens loyaux. Je le répète, ce qu’ils exigent, ou plutôt une part significative d’entre eux, c’est leur droit légal au retour dans leur patrie historique, en Israël.

Permettez-moi de vous adresser ces quelques mots. Je ne vais évidemment rien vous apprendre mais je dirai néanmoins ceci. En raison du fait qu’en Union soviétique, le combat d’une part significative de la population juive pour le droit à l’Exode vers sa patrie s’accroît de jour en jour et se renforce, il serait certainement souhaitable que vous aussi, en signe de solidarité, vous renforciez votre combat et la pression sur le gouvernement soviétique. Plus sera forte la pression de votre part, et non seulement la vôtre mais celle de toutes les organisations démocratiques et également chrétiennes et non seulement juives, plus, en fin de compte, le gouvernement soviétique devra tenir compte de l’opinion publique mondiale.

Le combat héroïque d’une partie significative des Juifs soviétiques et la pression de l’opinion publique mondiale pris ensemble auront bien sûr un résultat positif. Nous espérons que cette Conférence élaborera des mesures constructives en vue d’événements qui auront lieu dans différents pays en signe de solidarité avec le combat que mènent les Juifs soviétiques.
Je vous souhaite beaucoup de succès dans votre travail. Je tiens à vous transmettre au nom de trois millions et demi de vos frères encore en exil en Union soviétique leurs salutations et leurs meilleurs vœux pour une Conférence fructueuse

1 Écrivains et journalistes connus pour leur virulent antisémitisme : K. Ivanov, Trofim K. Kichko., A. Andreiev. Nous n’avons pas trouvé d’informations sur les deux derniers.