AVRAHAM SHLONSKY

Avraham Shlonsky, né en Ukraine en 1900 et mort à Tel Aviv en 1973, est un poète et éditeur israélien. Abraham partit à l’âge de 13 ans en Palestine, à l’époque sous domination ottomane, pour étudier mais fut contraint de rentrer en Russie au début de la Première Guerre mondiale. Il commença à fréquenter le milieu sioniste et publia son premier poème en 1919 dans le journal Hashiloah. Il retourne en Palestine en 1921. Au kibboutz Ein-Harod s’affirme sa vocation poétique, avec une tendance humoristique et satirique. Il commença également à militer activement au sein du Mapam, parti sioniste et marxiste. Il participa à la renaissance de la langue hébraïque en traduisant des dizaines d’ouvrages de littérature classiques et modernes, de Pouchkine à Shakespeare, en passant par Nicolas Gogol, Mikhaïl Cholokhov ou encore Isaac Babel. En 1967, il reçut le Prix Israël de littérature.

Transcription du discours prononcé le 24 février 1971 :

Je parlerai en hébreu en espérant qu’une deuxième Conférence comme celle-ci ne soit plus nécessaire ou que le public qui sera présent, si cela devait être, n’ait plus besoin de traduction pour comprendre mes propos.

Il y a plusieurs années, disons au cours de la dernière décennie, je ne me souviens plus exactement quand, je ne suis pas très doué avec les dates. À Moscou, j’ai eu l’occasion de voir des Juifs plus que de les entendre. Leur apparence, leur voix m’arrivaient alors comme un murmure. Aujourd’hui, ils font entendre leur voix alors que nous ne sommes qu’une dizaine d’années plus tard. Déjà à l’époque, j’avais l’impression en marchant dans les rues et en croisant des regards très juifs, de voir l’Atlantide commencer à remonter des abîmes de l’enfer. Un enfer lointain et étranger et faisant continuellement allusion à un passé lointain. Tout cela ne laissait encore rien présager de ce qui allait se passer dans un avenir proche.

À cette époque, j’ai eu l’occasion de rencontrer le secrétaire de l’Association des écrivains soviétiques. Nous avons déjeuné et discuté “amicalement”, parce que notre conversation a tourné, entre autres, autour des Juifs. Pourtant, c’est le secrétaire de l’Association des écrivains soviétiques lui-même, qui, il y a une dizaine d’années, tout comme aujourd’hui nous n’avons pas de témoin à charge sur le problème des Juifs, a soulevé la question, et non moi. C’est lui qui a dit, « écoutez, nous voulions de tout cœur que la solution idéale consiste en l’assimilation des Juifs » — je le cite — « pour régler le problème des Juifs en URSS. Et nous étions très heureux de voir de quelle manière, à un certain âge, la jeunesse en particulier, a commencé à fuir la surpopulation juive, le ghetto, et à s’écarter des leurs. Avec le sentiment que nous descendions dans la grande vallée, que nous entrions dans le grand fleuve de l’humanité. Et cela s’est poursuivi pendant plusieurs années jusqu’à l’arrivée d’Hitler, qui est arrivé chez nous également. Et lorsqu’arriva ce qui arriva » — je suppose qu’il parlait du procès des médecins, du meurtre des écrivains juifs… il n’a pas utilisé des mots avec une vraie signification, mais il a compris que je l’avais bien compris. « Nous étions heureux que les Juifs aient cessé de se regrouper » dit-il. « Ces derniers temps, après Hitler, après ce qui s’est passé, je revois les Juifs se regrouper volontairement entre eux et avec le même bonheur que lorsqu’ils avaient commencé à se séparer les uns des autres ; ils sont à nouveau à la recherche de cela » — ici je le cite mot pour mot. Ce secrétaire, un non-juif, de l’Association des écrivains soviétiques, qui s’appelle Alekseï Sourkov1 a vu que les Juifs désiraient à nouveau se regrouper, se réunir, se séparer des autres pour se retrouver une nouvelle fois.
À cette époque, je ne pouvais pas le percevoir et ce n’est qu’après plusieurs années que j’ai compris comment interpréter ce désir ; l’Atlantide qui remonte des abîmes, 40 ans après, transmis de génération en génération, à cause de la pression de l’assimilation forcée qui pour de nombreux Juifs soviétiques était au départ une assimilation volontaire et heureuse.

Ces derniers temps, j’échange de très nombreuses lettres avec énormément de Juifs d’Union soviétique. Il s’agit d’échanges culturels et non politiques. Dans leurs lettres, ils commandent des livres en hébreu. Et la plupart d’entre eux sont des Juifs, des Girsa Dyankuta2 qui viennent du Heder3 et des Yeshivot4 et qui sont entrés à la Yevsektsiya5. En fait des Juifs heureux de se suicider. Ils écrivent des lettres, de longues lettres, des lettres perturbantes. Des lettres dans lesquelles ils confessent leurs erreurs et dans lesquelles ils reviennent à leur religion, et qui méritent d’être jointes au Sefer Hatchouva, le Livre de la repentance.

Nous avons entendu ces jours-ci des jeunes qui désirent revenir vers leurs origines, sans pour autant vraiment savoir qui ils sont, et c’est un miracle. Je parle surtout de ceux qui sont revenus vers ce qu’ils étaient autrefois. Dans leurs lettres, certains d’entre eux évoquent les conférences que Bialik donnait à Odessa, auxquelles ils avaient assisté et avec lequel ils avaient ensuite débattu avec des arguments de Yevsekim6 à propos du début de la révolution. Ils écrivent en hébreu, langue qui était très présente là-bas depuis la période des Lumières et de la première maison d’édition Stiebel. Aujourd’hui leurs grands-parents trouvent que l’hébreu est absurde.
Et si je parle de l’Atlantide, je vais donner un autre petit exemple qui m’a fait écarquiller les yeux de soulagement, d’étonnement et de bonheur. Est-ce que cela m’est sympathique ? Est-ce de l’hébreu ? Même avec la rage ressentie face à nos erreurs et avec la volonté de comprendre les dernières lettres grâce aux émissions de Kol Israël, des lettres explicatives avec des fautes d’hébreu, sympathiques, avec l’utilisation du mot (inaudible).

Pour éviter de prolonger les choses, car je compatis avec ceux qui ne comprennent pas l’hébreu, je donnerai un exemple, qui est peut-être plus parlant que de nombreux autres exemples que nous avons tous. Moi dans le domaine précis que j’ai évoqué, un domaine qui en dit long ; je donnerai un seul exemple, car il représente le mont Hor7 de ce symbole, celui du miracle de la repentance.

Un jour, parmi les lettres que je reçois, il y en a une écrite dans un hébreu calligraphique, et il m’est très difficile de savoir quel âge a l’homme qui m’écrit dans un si bel hébreu. Il s’agissait à la fois d’un hébreu différent de celui qui existait à Odessa à l’époque de Radnitsky et de Bialik et à la fois d’un bien trop bel hébreu pour que ce soit des jeunes sionistes de Moscou ou d’une autre ville d’Union soviétique. Il demandait un livre de poésie en hébreu. Il venait de Géorgie. Je lui ai envoyé le livre et je lui ai demandé d’où il avait appris cet hébreu. Et voici une petite histoire sur sa vie. Je ne sais pas si aujourd’hui il a passé la trentaine, en tout cas cela fait déjà 6 ou 7 ans que nous correspondons. Ce jeune homme, un fils de Yevsekim et de communistes qui ont tout fait pour que leur fils n’apprenne ni le judaïsme ni l’hébreu, a appris l’hébreu. En effet, ses parents ne savaient pas qu’il y avait un grand-père dans la maison, un grand-père qui venait de Volozhin, et qui était un Chabadnik8. Et ce grand-père enseignait secrètement l’hébreu à ce petit garçon selon l’ancienne méthode qui existe en URSS depuis plus de 20 ans ou peut-être plus ; selon l’interprétation yiddish. Lorsque le grand-père mourut, le petit garçon de 7 ans continua d’apprendre l’hébreu, tout seul et sans livres. Les quelques livres qu’il avait, n’était qu’un ensemble hétéroclite. Pas même comme dans l’Arche de Noé, où il y avait tous les animaux et tous les oiseaux. Lui n’avait que très peu de livres. Il avait Don Quichotte traduit par Bialik, il avait un Mahzor9, un livre de Mapu10 et c’est tout.

Je vais raccourcir l’histoire. Si nous recensons aujourd’hui ceux qui connaissent l’hébreu depuis des générations, ceux qui ont une maîtrise extrêmement active et je vous dirai dans quelques instants de quelle maîtrise je parle ; une maîtrise totale des influences hébraïques depuis des générations, alors il sera parmi les premiers en vue de l’obtention du premier prix. D’ailleurs, c’est lui qui a reçu le premier prix en Israël. Cet homme, qui a maintenant 30 ans et des poussières et qui a commencé à apprendre l’hébreu avec un grand-père qui venait de Volozhin qui est arrivé à Kutaisi en Géorgie, m’a envoyé, je déroule tout doucement, une traduction de l’un des chefs-d’œuvre des peuples de l’Est, « Le Chevalier à la peau de panthère » de Chota Roustavéli11. Il m’envoyait des cahiers et ces cahiers représentaient une œuvre très importante en quantité et en qualité qui avait été écrite il y a 800 ans à l’apogée de la poésie géorgienne. Et ce jeune homme a traduit, en se basant sur Al-Harizi12 et Yehuda Halevi13, le poète qui vécut à peu près à leur époque. Il pouvait jouer avec l’hébreu, au grand jeu de la traduction pour transmettre les contorsions du langage de la poésie, les mouvements du poète. Et cet homme, alors qu’il se trouvait à Kutaisi, a reçu le prix Tchernikhovsky à Tel-Aviv, pour son talent dans l’apprentissage de l’hébreu, dans l’acquisition de l’hébreu et pour son talent dans l’art de traduire la poésie.

Jamais personne, pas même la personne la plus rationnelle ne peut comprendre son exploit d’avoir intégralement acquis la langue hébraïque même en l’attribuant aux capacités physiologiques de sa mémoire et à celles pour la linguistique, celles de quelqu’un qui apprend facilement les langues. Et il ne s’agit pas d’un miracle, ni d’une affinité avec quelque chose d’irrationnel. Personne n’apprend l’hébreu comme cela et dans de telles conditions. En effet, quand je dis dans de telles conditions, j’en viens à une autre interprétation, la vraie interprétation, parce que dans de telles conditions, avec une certaine manière d’appréhender le miracle, seul l’amoureux de la langue hébraïque peut l’apprendre.

Et lorsque je raconte son histoire, je raconte une histoire qui rend compte de la manière dont cette Atlantide remonte vers eux des profondeurs de l’abîme et que la vie est restée en eux. Cet homme s’appelle Kaponov et il représente également la jeune fille qui a parlé hier, ainsi que ceux qui étudient aujourd’hui dans les oulpans14 et ceux qui y étudieront demain. Tout cela, grâce au miracle de l’amour qui ne peut être vaincu.

1 Alekseï Aleksandrovitch Sourkov 1899 -1983 est un homme de lettres, poète et parolier russe et soviétique. Il fut Héros du travail socialiste et reçut deux fois le prix Staline et quatre fois l’ordre de Lénine. Sous le régime stalinien, il participe activement à la persécution des écrivains tombés en disgrâce et dissidents. En 1947, il publie notamment contre l’écrivain Boris Pasternak et en 1973, il fait partie du groupe de littéraires ayant signé la lettre ouverte publiée par la Pravda dirigée contre Alexandre Soljenitsyne et Andreï Sakharov.

2 Il s’agit d’un mot en araméen qui fait référence à ce qui a été appris dans l’enfance et dont on se souvient.

3 Heder est l’école élémentaire où les garçons apprenaient l’hébreu et la Bible.

4 Yeshiva, est l’école avancée où les jeunes gens étudiaient les textes talmudiques et les commentaires.

5 Il s’agit de la section juive du Parti communiste soviétique.

6 Membres de la Yevsektsiya.

7 Le mont Hor est le nom donné dans la Bible à deux montagnes distinctes. L’une borde le pays d’Edom dans la région située au sud de la mer Morte, et l’autre se trouve au bord de la mer Méditerranée, à la frontière nord du pays d’Israël. Le premier mont Hor est particulièrement important pour les Israélites car le grand prêtre Aaron, frère de Moïse, y est mort.

8 Faisait partie du hassidisme Chabad ou Loubavitch.

9 Livre contenant les prières et les pièces liturgiques des fêtes revenant chaque année, à savoir les Jours redoutables et les Trois Fêtes de Pèlerinage. En ce sens, il constitue une version spécialisée du siddour, livre de prière utilisé pour les jours de semaine et le chabbat, auquel il vient en complément. L’usage du Mahzor est apparu d’abord dans les communautés ashkénazes d’Allemagne du Sud, des régions rhénanes et du nord de la Loire. Ces Mahzorim contenaient également des Kinnot, élégies composées pour commémorer les massacres et persécutions survenues au cours de l’histoire juive dans ces contrées1. L’usage s’est perpétué jusqu’à nos jours.

10 Avraham Mapou, né le 10 janvier 1808 près de Kaunas (Empire russe) et mort le 9 octobre 1867 à Königsberg, (province de Prusse) est un écrivain et pédagogue juif lituanien, un des créateurs du roman hébraïque moderne.

11 Chota Roustaveli était un écrivain géorgien du XIIe siècle. Considéré par beaucoup comme l’un des meilleurs représentants de la littérature médiévale, on le surnomme « l’Homère du Caucase ».

12 Rabbi Judah ben Salomon Al-Harizi Environ 1160-1230 est l’une des dernières grandes figures de l’Âge d’or de la culture juive en Espagne, à la fois poète, voyageur, érudit et traducteur. Enclin au mouvement, aimant les voyages, il passa rarement beaucoup de temps dans une même ville.

13 Rabbi Juda ben Shmouel ibn Alhassan haLévi, rabbin, philosophe, médecin et poète séfarade, né à Tudela dans l’émirat de Saragosse vers 1075, surnommé le Chantre de Sion. Auteur du Kuzari, il laisse huit cents poèmes dont les Odes à Sion, à sa mort vers 1141.

14 Oulpan est un institut d’apprentissage intensif de l’hébreu en Israël. Ces établissements ont été mis en place après 1948 pour faciliter l’intégration les nouveaux immigrants dans le pays.