LOVA ELIAV

Aryeh « Lova » Eliav (1921-2010), né Lev Lipschitz, est un homme politique israélien. Il a été le Premier Secrétaire de l’ambassade d’Israël à Moscou entre 1958 et 1960.

Transcription et traduction du discours prononcé le 25 février 1971 :

Camarades, Mesdames, Messieurs,

J’espère que le président me donnera quelques minutes pour parler. Je viens d’Israël, du Parlement israélien et j’ai des choses à communiquer sur les Juifs en Union Soviétique. J’espère que vous n’allez ni applaudir ni huer, écoutez-moi. Je vous prie de me prêter vos oreilles. Je ne vous parle pas comme un parlementaire ni un représentant d’un parti, auquel j’appartiens aussi, je parle un simple yiddish, un pauvre yiddish, je parle le yiddish d’un sabra1. Toute ma vie j’ai parlé hébreu. Je parle aussi d’autres langues dont l’anglais mais je veux parler avec vous un yiddish simple et basique comme je l’ai fait avec des Juifs en Russie sur les bateaux illégaux. Je regrette évidemment que cette chère et belle langue que les sabras ont dû apprendre avec les réfugiés, avec les Juifs en Russie … Là-bas, en URSS, nous avons appris le yiddish. Je vous parle, chers amis, comme un envoyé, un pêcheur d’hommes en Russie, en Union soviétique.

Je vous parle aussi comme un envoyé de l’establishment. J’en fais partie. Je suis l’establishment. Et qu’avons-nous fait de si mal ?

Quand j’étais jeune, le membre de la Knesset, Menahem Begin, mon ami, a demandé «  où étions-nous dans les années 40 ? »

Je sais où il était, c’est tout à son honneur. Je sais où j’étais et lui et vous et d’autres, nous avons fondé la Haganah (l’armée de défense, ndt), le Etzel (une organisation armée de la droite sioniste, ndt) le Stern (groupe antibritannique lié au Lehi, ndt), le Lehi (groupe paramilitaire sioniste, ndt).

Nous avons fondé la Ha’apala2 puis nous avons tous sur la terre d’Israël, fondé un État. Nous l’avons établi avec beaucoup de personnes qui se trouvent ici, qui avec leurs mains, qui avec leur tête, qui avec leur argent, nous avons établi des centaines et centaines de villages, des moshavim (villages collectifs, ndt) et des kibboutzim (collectivités, ndt) de nouveaux immigrants. Ensuite, il y a quelques années, nous avons commis un grand sacrilège nous avons constaté qu’il y a un grand peuple, vivant, Am Israël Hay (un peuple juif vivant, ndt), en Russie. Qui a constaté et fondé cela ? Pas nous tout seul, que non, mais de simples Juifs d’Amérique, d’Israël, de France, de Belgique qui ont commencé à voyager et traverser l’Union soviétique.

J’ai été là-bas 3 ans. Nous ne savions pas en y arrivant s’il y existe toujours un peuple juif. Nous l’espérions. Nous l’avons vu. Nous lui avons parlé. Ce n’était pas facile, cet establishment n’était pas léger. Ce n’était pas plus facile que de protester et je suis pour la protestation et l’action, de se manifester auprès des Juifs de Khabarovsk, du Birobidjan, de Grodno, de Vilna, de Riga, de Tbilissi, de Tashkent, de Samarkand en leur parlant avec les yeux seulement avec les yeux car il n’y avait encore personne à qui parler.

La petite fille n’avait que 10 ans3, Shvitinsky était encore en prison, les garçons n’étaient que bar-mitsva et devaient avoir un sidour (livre de prière). Les soviétiques pensaient que nous commettions un sacrilège, un grand sacrilège. Il ne s’agit pas seulement de moi mais aussi d’Arthur Goldberg et d’autres qui sont partis là-bas. D’abord dans les synagogues. Notre sacrilège a été de donner un livre de prière, encore un livre de prière et peut-être un calendrier, et encore un autre calendrier, en yiddish, en russe, en hébreu, un dictionnaire, encore un dictionnaire hébreu-russe.

Ici, l’enregistrement est interrompu, le temps pour les organisateurs de changer la bande.

[Les Juifs russes nous disent :] « Que se passe-t-il en Israël, que se passe-t-il chez les Juifs et les Juifs en Amérique ? Les Juifs sont-ils fiers ? Nous ont-ils oubliés ? » Et nous avons dû dire : « Non, chers amis, nous ne vous avons pas oubliés. Nous ne vous avons pas oubliés. » Je sais que ce que je vous raconte paraît si dramatique ou bien je parle d’une façon dramatique mais avec ce drame, nous avons découvert en Israël, une méthode. Et à ce sujet, il existe un récit sur Eliyahou Golomb4. Il était une des personnalités les plus importantes de la Haganah. Lors d’un très ancien Congrès sioniste, Sokolow5 et Weizmann6 et les autres membres de l’establishment ont entendu qu’un jeune homme, Golomb, achète des revolvers, des pistolets, des mitrailleuses à Vienne. On lui a demandé de venir. « Vous pouvez tout nous raconter ? » lui a-t-on dit. Il répond qu’il a acheté autant de revolvers, 100 fusils, 20 mitrailleuses, voilà ce que nous avons acheté. Ils lui demandent avec quels moyens achètes-tu ces revolvers ? Il répond que c’est un secret, que c’est top secret, qu’il a sa façon de faire. Ils se sont approchés de lui et lui ont demandé de leur en dire plus. Il leur répond que le secret, le système qu’il utilise consiste à prendre ce qui vient, à s’approprier chaque occasion.

Donner un calendrier, un petit livre de prières, un châle de prières, un dictionnaire, ce sont toutes sortes d’opportunités qui viennent des gens. Chacun donne. Les Juifs ont demandé qu’on apporte un wagon. Apporter un wagon ? On n’a pas pu apporter un wagon mais seulement un livre et un autre et un peu d’informations7 d’Israël et un peu parler. C’était le système tel qu’il était. C’est comme cela que nous avons pu travailler.

Un dunam8 puis encore un dunam. Encore un jeune homme et encore un jeune homme. Nous avons dansé, nous avons prié, nous avons dit le yizkor encore et encore, de Bukhara jusqu’aux Juifs de Géorgie et de Leningrad. Nous sommes allés dans les stations thermales pour rencontrer les Juifs. Nous nous sommes promenés avec Nehama Lifshitz. Là où elle était nous sommes allés. Nous sommes allés à Khabarovsk où elle se trouvait. Et nous nous sommes sentis là-bas comme des émissaires, pas seulement de notre État mais aussi de notre peuple.

Nous ne demandons de médaille à personne. Nous n’en avons pas besoin. Mes chers amis, je voudrais vous dire que quand je suis sorti il y a une dizaine d’années de Russie, j’étais un témoin. Pourquoi étais-je un témoin? Parce que Shvitinsky9 n’était pas encore là et Krina Shor10 était encore une petite fille et Feigin11 était un héros encore muet de l’Union soviétique. J’étais donc un témoin.

J’ai demandé un livre en hébreu, en anglais, dans une autre langue. Ce n’était pas une tâche facile, mes amis. Non seulement dans beaucoup d’endroits, on ne m’a pas cru, même dans mon pays. Je suis arrivé il y a quelques années en Israël. J’ai dit qu’il y avait un peuple juif, Am Israël Hai. Ils sont vivants, ils ont des jeunes, je les ai vus, qui se mettent à étudier l’hébreu, qui deviennent sionistes à Samarcande, à Bukhara, à Leningrad, à Kharkov, Kiev et Odessa, je les ai vus les bourgeons. On ne m’a pas cru. On m’a dit que j’exagérais. Cela n’a pas été une tâche facile. Avec mes amis, j’ai été à Washington, à New-York, à Buenos-Aires, au Brésil pour informer les Juifs partout et aussi Bruxelles, Paris, Londres, Stockholm. Les Juifs ne m’ont pas cru et les non-Juifs disaient « Oh, tu viens encore avec des problèmes juifs, des histoires de Juifs, encore une tragédie juive ». J’ai dit « Oui, il y a une fois de plus une tragédie juive ».

Le premier combat nous l’avons mené avec Nahum Goldmann12 moi avec mes amis. Nous lui avons dit : « Nous devons crier, nous devons crier » et nous avons crié mais notre voix n’était pas encore assez forte. Elle l’est aujourd’hui. Pourquoi ? Mais sans doute pas encore assez. Car il y a aujourd’hui une nouvelle situation.

Premièrement, des jeunes gens d’Union soviétique se mobilisent seuls. Pas d’eux-mêmes, les Russes, les antisémites les y ont forcés. Et nous les avons un peu aidés. Pas seulement en criant mais avec certains « systèmes », c’est-à-dire en utilisant chaque occasion. Chaque fois de la manière qu’il était possible d’agir. Une fois de telle manière et la suivante de telle autre manière. Et une merveilleuse génération s’est levée. Je me sens non comme le grand-père mais comme le père de certains de ces enfants. Je dois être content et ils ont leur avis et nous devons tenir compte de leur avis.

Ce ne sont pas de petits enfants, ce sont des combattants. Ils viennent de là-bas. Nous devons travailler ensemble avec eux. Que fait dieu quand nous voyons cela, quand nous sommes seuls et que nous ne savons pas exactement comment fonctionne le système.

Je dois vous dire. Parmi les Juifs de Russie, il y a des désaccords. Certains pensent de manière très différente. Mais on doit les entendre, les écouter et travailler avec eux. C’est une des choses qui se sont passées. Une chose formidable, une révolution puissante.

La deuxième chose, c’est l’accumulation des témoins. Pas un témoin, 1000 témoins, 10.000 témoins. Il y a peut-être eu 100.000 Juifs américains qui se sont rendus en Russie comme touristes. Ils sont tous des témoins. Ils n’y sont pas allés seuls. Certains étaient avec des proches. D’autres sont partis comme membres d’organisations. Cela aussi, c’est un système.

Le tourisme juif en Russie soviétique, c’est donc un système. Et nous devons combattre au moyen de mille et un systèmes. Quand il y a quelques mois j’étais à Washington, à une « Emergency Conference » de l’establishment, ce « media breakthrough »13 est allé avec force voir Nixon, voilà encore un système, en voilà encore un.

Nous avons protesté. Nous sommes allés protester et crier devant l’ambassade soviétique à Washington. Mais aller parler, au nom de six millions de Juifs américains, au président, et le président s’est exprimé à ce sujet, cela aussi c’est une arme. Et je suis favorable à tous les systèmes : Écrire, manifester, manifester devant les ambassades soviétiques.

Mes amis, j’ai été un diplomate en Russie et je veux vous dire qu’il y a des gens qui ne sont pas innocents, ils sont du KGB, nous étions sans défense entre les murs de notre ambassade. Que s’est-il passé ? Des hooligans ont jeté des pierres sur nous, des agresseurs, des fascistes et je dois vous dire que quand ces hommes ont jeté des pierres et encore des pierres de sorte que toute l’ambassade était remplie de pierres, j’avais une fille âgée de quatre ans et un garçon âgé de dix ans avec moi et il y avait mille personnes contre nous et j’avais peur. J’avais ma carte d’identité qui montre que je ne suis pas un peureux mais j’avais peur pour les jeunes enfants, là-bas.

Des manifestations oui mais aucune pierre ne peut être jetée contre une petite fille d’un deuxième secrétaire d’ambassade soviétique à Washington, non ! Mes amis, mes amis, vous avez de bonnes intentions. Je n’ai rien contre la Ligue de défense juive. Je ne les connais pas. Je veux dire autre chose. Nous avions en Israël jusqu’il y a quatre ans une ambassade soviétique. Quand je travaillais à Moscou, il n’y avait pas d’alyah à l’époque, les soviétiques se conduisaient de manière hostile, et de façon folle, contre nos diplomates et non seulement les diplomates mais à l’égard du peuple juif.

Et ils n’étaient pas aussi hostiles qu’ils le sont maintenant. Nous avions alors une ambassade soviétique à Tel-Aviv et notre police en Israël s’opposait aux manifestations violentes. Mes amis, j’espère, je pense, quand demain, nous aurons à nouveau une ambassade soviétique à Jérusalem, car nous aurons une ambassade soviétique à Jérusalem, et nous aurons une ambassade israélienne à Moscou et des consulats.

Nous voulons des consulats. Nous voulons un consulat juif. Pas seulement une ambassade, cela ne sert à rien. Un consulat donne des visas et nous voulons des consulats avec des visas. De Khabarovsk à Brest, de Leningrad à Yalta. Beaucoup de consulats avec beaucoup de tampons. Et il y aura des gens qui protesteront nuit et jour mais les diplomates ont un droit, mais pas celui des pierres, et je ne veux plus rien dire à ce sujet. Je veux simplement vous lire encore quelques versets et terminer avec cela.

Il y a quelques années, j’étais à Bukhara, c’était Souccot (fête des cabanes). Nous nous trouvions dans une Souccah (une cabane), avec des Juifs. Et je voudrais vous dire encore quelque chose. Nous parlons de trois millions et demi de Juifs. Vous savez que 10% d’entre eux, environ 300.000, ne sont pas des Ashkénazes. Ce sont des Juifs de Boukhara, de Géorgie, des Montagnes. Dans le Caucase. En Géorgie, dans le Daghestan, en Ouzbékistan.

Ce sont les Juifs les plus fiers. Aussi fiers que les autres et même plus. Nous étions avec eux dans la Souccah. Toute une famille, les vieux, les jeunes. Il y a 10 ans, ils n’avaient pas peur. Après la prière, après la Souccah, trois vieilles femmes juives boukhariotes, des têtes blanches, avec de très beaux foulards sur la tête m’ont demandé si j’étais de Jérusalem.

Pour elles, Israël est une chose moderne. Jérusalem, voilà la question. Tu viens de Jérusalem. Nous savions que là-bas parmi les Juifs de Géorgie, du Daghestan ou Samarcande, nous ne devions pas dire Israël mais Jérusalem car Jérusalem est un label et non Israël. Les vieilles femmes m’ont dit : Tu viens de Jérusalem. Chante-nous une chanson de Jérusalem. En hébreu, ont-elles parlé, et non en yiddish ni en boukhariote, en hébreu ! Ou en russe. Et dans un bon hébreu séfarade. J’ai pensé, qu’est-ce donc? « Quand nous étions jeunes, il y a cinquante ans », ont-elles dit, « nous avons étudié dans une école sioniste à Boukhara, avant la révolution ».

« Nous avons appris des chansons sionistes. Nous voulons maintenant que tous entendent, il y a des jeunes gens, nous voulons chanter avec eux ». « Je ne suis pas un chanteur », ai-je dit, « je ne suis pas Nechama Lifshitz ». Mais en Russie soviétique, quand tu travailles, tu es hazan (chantre, ndt) et tu dis maftir14, tu es un sheliah-tzibour (un officiant, ndt), toutes ces sortes de choses …

Elles ont entonné El rosh Hahar15 des chants d’il y a cinquante ans, des premiers bilouim16, un chant après l’autre. J’ai ensuite chanté « po beeretz hemdat avot » un vieux chant sioniste et puis j’ai entonné « kineret » et elles s’en sont souvenu, ces femmes de 70 ans. Au lieu de chanter « ici » sur la terre de nos pères, elles chantaient «là-bas» alors que je chantais en disant « Ici, chez nous ». Malgré qu’elles n’avaient plus chanté cette chanson depuis 50 ans, elles ont capté rapidement les paroles, Elles m’ont dit, « tu sais quoi, chantons ensemble pour les enfants ». Je leur ai dit : « à une condition, que nous chantions en disant « ici » et les cinquante ou cent Juifs présents ont chanté :

Ici, sur la terre de nos aimables ancêtres
Tous les espoirs deviendront réalité
Ici, nous vivrons et créerons
Des vies de beauté, des vies de liberté
Ici, l’esprit (du Dieu éternel) habitera
Ici, la langue de la Tora fleurira
Cultivez les champs,
Chantez des chansons
Réjouissez-vous dans la joie
Les semences germeront
Cultivez les champs,
Chantez des chansons
Réjouissez-vous dans la joie
Les graines pousseront
Et que toutes nos espérances se réalisent

Merci.

1 Fruit du cactus. Un.e sabra se réfère à une personne née en Israël qui comme le sabra pique à l’extérieur mais est doux à l’intérieur.

2 Les dirigeants de l’Agence juive n’approuvaient pas les méthodes d’immigration illégales. Pour David Ben-Gourion l’immigration devait être une option légale pour les Juifs d’atteindre la Palestine. Le mouvement est officiellement appelé Ha’apala.

3 Lova Eliav fait référence à un précédent discours durant le Congrès.

4 Eliyahou Golomb (1893 – 1945) fut un des dirigeants des forces paramilitaires juives sionistes en Palestine mandataire. Il a fait partie du groupe fondateur de la Haganah en 1920. Il est devenu l’un des fondateurs du Palmah, l’escouade de commandement de la Haganah et la base des Forces de défense israéliennes, formant bon nombre de ses futurs commandants.

5 Dr Nahum Sokolow (1859-1936), un leader sioniste et diplomate.

6 Chaim Weizmann (1847-1952) est un chimiste et homme d’État russe, britannique puis israélien, premier président de l’État d’Israël entre 1949 et 1952.

7 Lova Eliav dit « un peu de radio » que nous nous sommes permis de traduire en « un peu d’informations ».

8 Unité de mesure de terrain venant du turc et adopté en hébreu.

9 Vitaly Shvitinsky, refusenik présent à la Conférence

10 Krina Schor, refusenik présente à la Conférence

11 Grisha Feigin, soldat soviétique, refusenik présent à la conférence mondiale et dont vous pouvez retrouver le discours sur le présent site.

12 Nahum Goldmann (1895-1982) est un homme politique et dirigeant sioniste natif de Vichnieva, en Biélorussie actuelle.

13 Un probable organisme médiatique concerné par la situation des Juifs d’URSS.

14 Au-dessus de la montagne, un chant.

15 La dernière personne qui le shabbat monte à la Torah pour lire une partie de la Torah.

16 Bilou est le nom d’un groupe de jeunes juifs russes pionniers qui s’installaient en Terre d’Israël à la fin du XIXe siècle. Les membres sont appelés bilouim.